"Archives Israélites"
Jeudi 30 octobre 1902
La séparation des Églises et de État
     Voici qu'on reparle de la séparation des  Églises et de État Ce numéro n'avait jamais quitté l'affiche politique et surtout électorale. C'est la proposition de M. Ernest Roche, député nationaliste et que la Chambre a, d'ailleurs, écartée en la renvoyant à une Commission - ce qui équivaut à un ajournement aux calendes grecques - qui lui a rendu, pour quelques jours, le vernis de l'actualité.
     La loi sur les associations, la politique résolument anti-cléricale adoptée par le Parlement et qu'exécute sans faiblesse le ministère actuel, paraissent d'ailleurs à beaucoup d'esprit, être le prélude de la rupture des chaînes qui unissent les Églises à l'État et les asservissent.
     Périodiquement, la question est revenue à la Chambre, et régulièrement on l'ajournait, sous le prétexte qu'une loi réglementant les congrégations devait précéder la dénonciation du Concordat.
     Cette loi, nous l'avons maintenant, et on le voit, par le vote émis la semaine dernière par la majorité radicale, la réforme réclamée, il y a plus de trente ans, par les républicains les plus modérés, n'est pas près d'aboutir.
     Cependant elle continuera d'être à l'ordre du jour, car la tension des rapports de l'Église avec État la mûrira et hâtera peut-être la rupture des liens qui ne sont pas précisément moelleux pour aucune des parties contractantes. La tutelle de État, même compensée par le salariat des membres du clergé, l'entretien et la réparation des Églises pèse lourdement sur la religion catholique, dont elle paralyse - pas autant d'ailleurs que les représentants de celle-ci se plaisent à le dire - les mouvements et entrave l'essor.
     Quant aux cultes protestants et israélite, s'ils s'accommodent du régime actuel, ils envisagent sans effroi aucun la perspective de la séparation d'avec l'État. S'ils ont pu se maintenir dans la persécution, sous la surveillance inquisitoriale de Église qui, armée du bras séculier, ne leur ménageait pas les coups d'estoc pour soumettre leurs adeptes à sa foi, il y a tout lieu d'espérer qu'ils pourraient se passer aisément du concours de État pour assurer la vie de leurs œuvres, la rétribution de leurs ministres. C'est d'ailleurs le sens général des réponses qu'un rédacteur du Figaro a obtenues en allant interviewer les représentants les plus autorisés du protestantisme et du Judaïsme. On retrouvera plus loin le texte même des déclarations de nos deux grands Rabbins.
     Pour notre compte, nous nous sommes, dans le numéro du 10 décembre de l'année dernière, expliqué à fond sur cette question capitale pour l'avenir de notre confession. Loin que le Judaïsme à notre sens, ait à perdre à la dénonciation des conventions que État en 1831-32 a passé avec lui, nous estimons qu'il a tout à gagner.
 Lors même que ce n'est pas le régime de la liberté entière des cultes, comme aux États-Unis, qui succéderait à l'État de choses actuel et qu'une loi de police serait promulguée pour refréner les abus possibles de l'indépendance et de l'autonomie des Églises, nous sommes convaincu que le Judaïsme, dans sa vie intérieure, retirerait toute sorte de bénéfices moraux et religieux de la nécessité où il se trouverait de pourvoir, de ses ressources exclusives, à l'entretien de ses Temples, de ses Rabbins et à tous les autres besoins de son culte.
     M. Paul de Cassagnac, avec sa fougue et l'outrance qui caractérisent sa polémique, a écrit l'autre jour, que le Concordat est un bâillon, un carcan pour l'Église.
 En parlant ainsi, il se plaçait sur le terrain politique que les cléricaux ne se résigneront jamais à abandonner. Avec ses velléités de domination qui lui viennent de l'exercice séculaire de la souveraineté temporelle. Église a toujours supporté avec une impatience qu'elle avait peine à réprimer et dont les éclats furent parfois retentissants, le contrôle de État Les chaînes même en or, paraissent lourdes et douloureuses à qui a vécu dans la liberté du grand air et a, de longs siècles, régné sans frein sur les âmes, les peuples et les monarques.
     Le Judaïsme - comme le protestantisme - dans la vie de compression qui a été si longtemps la sienne, et avec l'horizon borné et toujours chargé de nuages menaçants qui limitait sa vue, habitué plutôt à obéir qu'à commander, n'a jamais eu de ces visées politiques.
     Flatté de l'honneur que lui firent les gouvernements de Napoléon 1er et de Louis-Philippe en reconnaissant son culte et en lui accordant, au même titre qu'aux confessions chrétiennes un budget État et qui contrastait singulièrement avec les avanies et les épreuves qu'il avait précédemment et durant un laps de temps effroyablement long endurées, il s'en montra reconnaissant par la pratique d'un loyalisme dont on ne pourra pas citer depuis 1808 un seul écart.
     Mais, nous l'avons plus d'une foi établi, si la tutelle de État ne pouvait aucunement gêner des aspirations politiques qui n'existaient pas pour le culte israélite, elle eut sur le développement de la vie des communautés les plus funestes effets.
 Assuré que État prenait désormais soin de l'existence de leurs synagogues et de leurs rabbins, les israélites finirent par se désintéresser de leur culte, d'abord de ses besoins matériels, auxquels la subvention gouvernementale ne pouvait complètement suffire, puis de ses destinées religieuses qui ont les unes et les autres une connexité plus étroite qu'on ne le pense généralement, le temporel ayant une répercussion nécessaire sur le spirituel.
     L'esprit de sacrifice qui avait été le sel conservateur du Judaïsme a complètement disparu d'Israël en France, depuis que la manne de État s'est répandue sur les communautés.
     N'ayant plus à payer de leurs bourses, nos coreligionnaires n'ont plus payé de leurs personnes et ils se sont sensiblement éloignés d'un culte qui pour vivre ne s'imposait plus à leurs préoccupations, ne réclamant plus, de leur part, aucun effort.
     D'un autre côté, les administrations n'ayant plus besoin de compter avec les contribuables, les ont complètement négligés et se sont abstenus de les mettre au courant de leur gestion et de leurs projets. Petit à petit, s'est creusé ainsi un grand vide, un fossé immense entre les israélites et les organismes confessionnels, et le zèle religieux atteint ainsi dans ses œuvres vives et que des causes diverses minaient par ailleurs, n'a pu les combler.
     La vie religieuse s'est ainsi retirée des Communautés qui vivent d'une existence factice et au sein desquelles tout esprit d'initiative se trouve étouffé.
     M. de Cassagnac, a parlé de bâillon On voit que le Judaïsme aussi a eu le sien, non pas comme Église un bâillon qui étouffait ses aspirations politiques qui lui sont absolument étrangères, mais un bâillon qui empêchait sa respiration religieuse, arrêtait sa circulation intérieure, appauvrissait son sang et le laissait sans forces ni volonté à la merci du premier courant de matérialisme venu.
     Que État retire sa subvention, et sous le coup de la nécessité primordiale d'assurer le fonctionnement de ses institutions religieuses, de ses organes rituéliques, vous verrez la communauté juive se ressaisir dans un suprême effort, rebondir sur elle-même, et non seulement trouver les ressources qui lui auront fait défaut, mais encore beaucoup plus pour pourvoir à des besoins que la lutte pour l'existence confessionnelle lui aura révélés.
     Une animation extraordinaire remplira tous ses rangs et toutes ses classes confondues dans un même désir, dans une même ardeur, de se dévouer pour le vieux culte d'Israël. La Kinath Adonaï, le zèle sacré enflammera tous les cœurs, et le Judaïsme de France, volant de ses propres ailes, rejoindra facilement, sur la route de la régénération religieuse et du développement des institutions de piété et d'enseignement, les communautés de l'étranger qui l'auront distancé alors qu'il s'oubliait dans le farniente de la subvention de État !
     Il connaîtra lui aussi les beaux jours de la foi active, agissante et salutaire, et Dieu aura retrouvé dans toute leur fraîcheur les sentiments de pieux respect et de fervent attachement qu'il exige de tous ceux qui réclament sa toute puissante et indispensable protection !
     H. Prague

Le « Figaro » et les deux Grands-Rabbins

     Le Figaro dans son N° du 27 octobre reproduit l'entretien que l'un de ses collaborateur a eu avec MM. Les Grands-Rabbins de France et de Paris au sujet de la séparation des Églises et de État :
     Mon entretien avec le Grand Rabbin Zadoc Kahn est fort courte.
     C'est samedi, jour de réception, et qui plus est le Yom-Kippour. Je trouve le Grand Rabbin très entouré, pris dans le cercle de sa famille et de ses amis.
     « - Je n'aime guère prendre un interprète pour expliquer mon opinion, me dit-il, d'autant plus que la question que vous me posez est très délicate et que la réponse demande à être traduite presque mot à mot.
     N'attendez pas de moi une interview que ma situation particulière ne m'autorise pas à vous donner. Mais vous pouvez déduire ma réponse de cette simple réflexion : Nous demandons deux cent mille francs par an à État pour l'entretien de nos synagogues. Qu'est-ce que cette somme, eu égard aux 40 millions du budget des cultes ? En vérité, un culte libre qui ne pourrait trouver ces deux cent mille francs parmi ses fidèles, est un culte qui ne mériterait pas de vivre. »
     Une figure plutôt sympathique, qui n'a rien de l'extérieure silhouette qu'on se plaît à représenter du juif, u peu replet, impériale grise, yeux fureteurs, l'apparence générale d'un chef de bureau de ministère, tel est M. le Grand rabbin Dreyfuss
     « - Puisque vous venez de voir mon chef direct, M. le Grand Rabbin Zadoc Kahn, je n'ai rien à ajouter à la réponse imagée, mais cependant précise, qu'il vous a faite. Vous avez compris, n'estce pas, que nous n'aurions rien à perdre à une séparation.
     Nous sommes 40 000 Israélites environ à Paris : vous vous apercevez aussitôt que le chiffre de 200 000 francs que État nous alloue pour l'entretien de notre culte pourrait être facilement retrouvé. Il est assez difficile, du reste, de préciser le nombre des israélites, car le recensement de la population en France ne comprend pas, comme en Allemagne, par exemple, l'indication du culte que pratique le recensé.
     Quelle situation nous a faite État ? Voici .»
     Et M. le Grand Rabbin sort de sa bibliothèque une brochure que nous parcourons un instant ensemble.
     « - Le culte israélite n'est reconnu en France que depuis le 17 mars 1808, quoique ce ne soit qu'en 1831 que État ait commencé à accorder des traitements aux rabbins. Mais il y a entre les dispositions prises à l'égard du culte catholique et celles prises à notre égard, une différence essentielle, toute à l'avantage des catholiques. C'est que ceux-ci, ayant un souverain, le Pape, il y a eu entre ce souverain et l'Empereur une entente appelée le Concordat. Tandis que pour les juifs, c'est la puissance publique seule qui a légiféré, sans que les autorités religieuses israélites aient eu à intervenir autrement qu'à titre consultatif.
     Il faut dire cependant que l'ordonnance de 1844, qui est la Charte du culte Israélite, a été précédée d'une longue consultation du Sanhédrin. Mais il n'y eut que concession ou autorisation de État, et non traité entre les juifs et lui.
     Tant que le Concordat sera maintenu, le culte catholique sera en pleine sécurité, État ne peut ni troubler le culte, ni s'arroger le droit de nommer aux emplois, ni désaffecter un édifice religieux. La même sécurité n'existe point pour les autre cultes. Ils n'ont de garantie que dans la loi qui leur sert de charte et qui peut être modifiée au simple gré d'un ministère. C'est ainsi que le crédit alloué au Séminaire israélite, qui était de 22 000 francs en 1883, a été supprimé en 1888, puis rétabli depuis. La loi qui nous régit n'est presque qu'une tolérance. Il suit de là, combien il serait aisé de rompre tout contrat entre les israélites et État - et combien ils y sont préparés. »


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