Le Siècle du 9/9/1904          

Laïcité intégrale

 

    "Laïcité intégrale" : Il m'est arrivé - c'était à la fête de l'École Laïque, au Trocadéro - d'appeler ainsi la politique que le gouvernement de M. Combes ou c'était le terme idéal vers lequel elle devait nous acheminer.
    A certains de nos amis ce mot a pu paraître excessif. Il est vrai qu'à cette époque le président du conseil n'avait pas encore fait, ni ne semblait sur le point de faire les déclarations que le Vatican depuis s'est chargé de lui faciliter.
    D'autre part, la presse catholique - suivie, comme c'est devenu l'usage, par la presse "libérale" - affecta de voir là une nouvelle menace jacobine, une opération de la fièvre maligne si connue sous le nom d'esprit sectaire.
    Je voudrais essayer de justifier, non de moi, qui importe peu, mais de l'idée.

    Il y a deux modes de laïcité : l'une relative, l'autre absolue.
    La première a des degrés aussi nombreux que peuvent l'être les combinaisons intermédiaires entre l'État où rien n'est laïque et l'État où tout est laïque.
    Quand, par exemple, dans notre Occident, les nations imaginent de se donner des lois et des constitutions qui ne soient pas dictées par Dieu, ou quand saint Louis institua des juges royaux avec une autorité indépendante de l'Église, ou bien quand l'opinion publique en vint à permettre ou à réclamer des nouveautés aussi hardies que celles de nommer des médecins laïques, des infirmiers ou des infirmières laïques, des maîtres et des maîtresses d'école laïques, ce furent autant d'étapes nécessaires dans une voie où il parait qu'on ne marche pas vite, puisque l'on y peut marcher des siècles sans être au bout. Il y a tantôt mille ans que nous sommes en train de nous "séculariser".
    La Révolution de 89 a consommé irrémédiablement la sécularisation essentielle, celle de la condition des personnes : enlever les registres de l'état-civil au clergé, c'était ôter à la déclaration de naissance, de mariage et de décès tout caractère religieux obligatoire.
    La Révolution avait fait plus, et il n’a pas tenu à celle que la laïcité ne fût, du premier coup, réelle, définitive et complète. Mais le terrain, dont elle avait pris possession, fut vite repris par la réaction, et depuis trente ans nous sommes occupé à le reconquérir morceau par morceau. Peu à peu, la troisième République est revenue au point qu'avait atteint la première. Elle a réintroduit l'idée de laïcité dans les programmes de l'enseignement public, puis dans la composition des autorités chargées de le diriger, puis dans le choix du personnel enseignant.
    Le jour est venu où elle a refusé ou retiré l'existence légale aux congrégations, c'est à dire à des groupements artificiels de personnes humaines plus ou moins volontairement dépouillées de tout ou partie des droits de la personne. C'est M. Combes, par un raid hardi que lui-même n'eût peut-être pas prévu trois mois plus tôt, nous a mené jusqu'à ce point extrême : la suppression de l'enseignement congréganiste, même dans l'école privée.
    Mais, si attachant que soit, à toutes ses phases et dans tous se incidents, cette longue histoire de la laïcisation de la France, c'est à présent quelle prend son maximum d'intérêt.
    A présent, en effet, les épisodes de la lutte ne passionnent plus ni à droite ni à gauche : de part et d'autre, c'est sur l'issue finale qu'on a les yeux fixés.
    De quoi s'agit-il définitivement, sous le nom de laïcité, entre l'Église et l'État ? La guerre finie, sur quelle base va-t-on faire la paix ?
    Les esprits avisés, ceux qui savent leur histoire, répondent : Que voulez-vous qu'il y ait d'autre que l'éternel recommencement ? On fera un nouveau règlement de frontières, on arrêtera un modus vivendi, plus perfectionné, pour éviter "les empiétements" de l'une sur "l'ingérence abusive" de l'autre.
    C'est précisément ce à quoi nous nous opposons. La solution à nos yeux n'est pas dans une nouvelle cote mal taillée. Elle est dans une autre conception de la laïcité de l'Etat que nous appelons - par contraste avec la laïcité relative, seule pratiquée jusqu'ici - la laïcité absolue ou intégrale.
    En quoi consiste-telle ?

    Au premier abord, il peut sembler encore qu'il va être question d'une nouvelle série de mesures partielles, du même ordre que les précédentes, mais plus organisées et plus radicales.
    Et il ne faut pas nier en effet qu'il reste encore à l'État un certain nombre de décisions à prendre, de gestes à accomplir pour que la laïcité ne soit pas entachée de contradictions flagrantes. Ce ne sont que des détails en eux-mêmes insignifiants; ils ne valent que comme pierre de touche de notre sincérité ou de notre logique Si nous voulons être laïques pourquoi maintenir dans les formules légales du serment d'obligation d'attester Dieu, comme si l'athée ne pouvait pas prêter serment aussi valablement. Pourquoi maintenir dans les édifices publics des emblèmes religieux ? Pourquoi maintenir dans l’école dite école sans Dieu tout un chapitre du programme relatif aux devoirs envers Dieu ? Des universitaires nullement épris d'athéisme sont les premiers à dénoncer qu'il y a là une inconséquence. M. Compayré dans son petit livre sur Jean Macé s'en explique incidemment, mais nettement.
    Mais ce n'est pas dans ces extrêmes et minuscules conséquences que s'affirme l'intégralité du principe laïque. Elle réside dans l'opération d'ensemble qui reste à faire quand on a fini toutes les opérations de détail.
    En effet, chez nous, l'État a laïcisé tous ses services : il ne lui reste plus à laïciser que lui-même.
    La mairie, l'école, l'hospice, la caserne, la prison, le tribunal n'ont plus de religion officielle ; l'État en a encore une, ou plusieurs.
    La nation ne se charge plus de fournir un culte aux diverses collectivités partielles dont elle est responsable, aux enfants, aux malades, aux infirmes, aux soldats, aux détenus. Mais elle-même, comme collectivité globale, reconnaît le culte en tant que service public.
    Elle se passe de l'idée religieuse dans tout son fonctionnement administratif, législatif, juridique, politique. Mais elle lui réserve légalement un domaine propre dans le domaine public.
    Et qu'on ne dise pas : "L'État est laïque, puisqu'il n'y a plus de religion d'État". Il n'y en a plus ? Pourquoi ? Parce qu'il y en a trois ou quatre. C'est de leur concurrence qu'est faite notre laïcité. L'État ne s'abstient pas de religion, il s'abstient de prendre parti entre elles. Sa laïcité, au fond, n'est que la neutralité.
    En réalité, c'est entre ces deux conceptions qu'il faut opter : l'État simplement neutre, ou bien l'État vraiment laïque. Pour mériter ce dernier nom, il faut que l'État se désintéresse de toutes les Églises, supprime le budget des cultes et dénonce le Concordat.
    Sommes-nous mûrs pour cette évolution, pour le régime de la laïcité sans restriction ?
    Au fond, la question revient à demander si la France a conscience du changement profond que suppose, non seulement dans les lois, mais dans les idées et dans les mœurs, cette mesure en apparence si simple : séparation de l'Église et de l'État.

    Ce n'est rien moins qu'un changement dans la manière de concevoir la religion. Elle a été jusqu'ici une institution sociale, une chose publique ; elle deviendrait chose privée, fait d'ordre intime comme sont tous les sentiments
    Nous savons bien qu'on ne manquera pas de nous arrêter net, sous prétexte que ces deux opinions sur la religion sont tout simplement la conception catholique et la conception protestante : religion sociale ou religion individualiste, comme dit M. Brunetière.
    Mais non. La laïcité intégrale n'est pas une variante du protestantisme, pas plus qu'elle n'est une négation du catholicisme. Elle ne change pas, pour l'individu, la manière de résoudre la question religieuse, mais bien, pour la société, la manière de la poser. C'est une révolution dans la méthode et non dans la doctrine.
    La laïcité intégrale, ce n'est pas la guerre à l'idée religieuse sous aucune de ses formes, c'est la défense de cette idée de se transformer en un pouvoir civil et politique.
    Elle est si loin de frapper d'interdit ou même de discrédit une opinion confessionnelle quelconque que, bien au contraire, elle garantit à toutes sans exception, mieux qu'aucun régime ne l'a jamais fait, sans autre condition que le respect des lois civiles, une égale liberté, une égale sécurité, bref la parfaite autonomie du fait religieux, aussi longtemps qu'il reste simplement religieux.
    En quoi ce régime de laïcité vraie différera-t-il de l'État présent ?
    En ce qu'il réalisera purement et simplement, sans compromission et sans agression, de la manière pacifique qui est la seule normale, un type de société où toutes les fonctions sociales - y compris celle qui les résume toutes, la vie publique de la nation - s'accompliront sans qu'il soit besoin d'y faire intervenir Dieu comme moteur.
    Faire des lois, rendre la justice, administrer le pays, au besoin le défendre, instruire la jeunesse, secourir les victimes des accidents naturels et sociaux, prévenir par la prévoyance, la mutualité, la coopération toutes les souffrances qui peuvent être écartées et soulager les autres par l'assistance organisée au nom de la solidarité sociale, ce sont là des actes tout humains qui peuvent se faire pour des motifs humains. Et c'est là tout le crime d'une société laïque.
    On l'accuse de vouloir se passer de Dieu. Mais pourquoi donc a-t-elle résolu de s'en passer, après une expérience tant de fois séculaire ? Pourquoi ne veut-elle plus faire de Dieu le premier personnage de l'État ?
    C'est qu'elle a vu qu'il n'y a pas de milieu : il y sera tout, ou il n'y sera rien.
    De toutes les idées humaines, celle qui est le plus nécessairement absorbante et dominatrice, c'est l'idée de Dieu ; dès qu'un homme a conçu cette idée avec une certaine force, il y met le meilleur de lui-même, y subordonne tout dans sa vie, il en fait un idéal devant lequel tout doit céder? Une fois lancé dans cette voie à la poursuite de l'absolu, rien ne peut l'arrêter; il n'y a plus ni contrôle, ni contrepoids possible pour qui se croit en rapport avec Dieu.
    Phénomène de conscience que la société n'a pas à juger : entraînement sublime, illusion généreuse, foi aveugle, crédulité naïve et dangereuse ? Peu importe, elle n'a rien à en dire, rien à y opposer que la liberté. Mais ce qu'elle a le droit et le devoir de faire, c'est n'accorder à aucun de ses membres, sous aucun prétexte, une sorte de certificat officiel attestant qu'il parle bien au nom de Dieu. Non seulement elle reste neutre entre tous ceux qui en auront la prétention, mais elle s'oppose résolument à cette prétention elle-même. Elle se refuse énergiquement à reconnaître les prétendus « droits de Dieu » sur elle-même et sur la marche de ses affaires.
    Elle n'a qu'un moyen de justifier résistance à la main mise d'un ou de plusieurs corps ecclésiastiques, tous agissant, bien entendu, au nom de Dieu. C'est de déclarer qu'elle entend s'organiser sans Dieu, c'est à dire sans métaphysique. Est-elle athée ? Non, pas plus que théiste. Est-elle matérialiste ? Non, pas plus que spiritualiste. Elle se fonde sur la nature humaine telle que l'expérience la lui fait connaître, elle en constate les lois, et elle tâche de s'y conformer de plus en plus. Elle ne prétend pas être la cité de Dieu, mais la cité des hommes.
    Il n'y a pas de Dieu de la cité : c'est précisément ce qui permet à chaque homme de s'en faire un ou de le nier suivant sa conscience en toute liberté.
    Où est l'attentat à la foi religieuse ? Où est le sacrilège, la persécution, la guerre à Dieu ?
    Si les croyants croyaient en Dieu, ils se diraient : " Voilà une société intégralement laïque, elle ne nous donne pas la garantie du gouvernement pour notre Dieu. Mais qu'en a-t-il besoin ? Elle ne nous empêche aucunement de lui obéir dans nos personnes, dans nos familles, dans nos actes publics, civils et civiques, politiques et sociaux, individuels et collectifs. C'est ce qu'il nous faut, Dieu fera le reste."
    Les vrais croyants devraient se féliciter de la laïcité intégrale, puisqu'elle leur garantit que tout être humain sera désormais une cire vierge sur laquelle personne n'aura, d'avance et par privilège, le droit d'imprimer son empreinte. Or, c'est justement ce dont ils se plaignent. Qu'est-ce qui leur arrache des cris de douleur et d'indignation ? C'est qu'hier, on leur a enlevé le contrôle de la vie intime dans la famille par la laïcisation de l'état-civil, et qu'aujourd'hui on les empêche successivement de peser sur la conscience des enfants dans l'école, des malades à l'hospice, des pauvres au bureau de bienfaisance, des soldats à la caserne, de l'ouvrier à l'usine. N'a-t-on pas poussé l'odieux jusqu'à leur interdire d'enfermer sous serment, dans une vie artificielle de célibat forcé, des hommes et des femmes dont ils comptaient faire une milice d'élite pour leur propagande ? Et demain que va-t-on faire ? Peut-être les déposséder de leur dernier moyen d'action : le budget des cultes.
    Et voilà ce que les croyants appellent chasser Dieu, déchristianiser la France. Que voulez-vous que fasse une religion en butte à cette persécution qui, dit si bien Clemenceau, consiste dans la liberté ?
    Ainsi, eux-mêmes l'avouent, c'est mettre la religion en péril que de lui ôter l'appui du bras séculier, en ôtant à ses représentants les postes officiels qui leur permettaient une action publique. Le culte est compromis si le percepteur ne force plus le contribuable à y contribuer même à contre cœur. Et le clergé perd de son prestige s'il n'a pas le droit de revêtir même dans la rue un costume officiel.
    Mieux inspirés, certains catholiques essaient de faire un bon accueil au régime nouveau, ils s'écrient : Vive la liberté ! fièrement : "Vive la liberté !"
    Ils ont raison, c'est la liberté qui se prépare. Mais quelle liberté ? Il n'y en a qu'une, c'est celle qui est entière. C'est celle qui  brise tous les vieux liens au lieu de les renouer plus adroitement, celle qui dispense l'État de protéger l'Église et l'Église d'inspirer l'État, celle qui laisse à tout homme son droit de croire ou de ne pas croire et qui laisse à l'État le devoir stricte de n'en savoir absolument rien, celle qui suppose la loi ne devant rien à Dieu, et Dieu ne devant rien à la loi.
    En d'autres termes, liberté pure et simple pour tous, toute la liberté et rien que la liberté : tel est bien le seul sens possible de la "laïcité intégrale."

                                                                                                F. BUISSON