Le Siècle daté du 7 février 1905
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

L'ÉVÊCHÉ DU MANS

            Le Mans, 5 février
    Quand je traverse la place des jardins, les cloches de la cathédrale sonnent à toute volée pour appeler les fidèles à la messe.
......
    L'évêque du Mans m'invite à m'asseoir, et,.... me fait ...les déclarations suivantes:
    - "Le grand malheur, c'est qu'il y ait des républicains qui s'imaginent qu'on ne peut être chrétien si l'on est républicain, et des chrétiens qui sont persuadés qu'étant chrétien on ne peut pas être républicain. Je vous avoue, cependant, que ce désir de l'union de l'Église et de la République, je l'ai eu très sincèrement, je l'ai même encore, à la condition, bien entendu, qu'on respecte nos libertés religieuses. Lorsque j'ai été promu évêque, c'était sous la présidence de M. Félix Faure, qui m'a paru être un homme très loyal, le président de la République me dit : " J'espère que vous ferez comprendre aux populations que la République est un gouvernement d'honnêtes gens". Sincèrement, j'ai tout fait pour cela, car non seulement cette ligne de conduite était conforme aux instructions de Sa Sainteté Léon XIII, mais encore, à mon avis, elle était utile aux intérêts de l'Église. Eh bien, il a fallu qu'un homme comme M. Combes vint détruire tous nos efforts et, par son esprit sectaire, par son désir de persécution, nous contraigne à changer d'attitude.
    "Jadis, des hommes d'État, de vieux républicains comme M. Spuller, avaient compris la nécessité de cette union entre le gouvernement temporel et le gouvernement spirituel. C'était, à moi aussi, mon secret désir de la voir réaliser plus étroitement, c'est pourquoi, je le dis très haut, j'ai été un rallié. Jamais, autrefois, je ne manquais d'assister aux revues du 14 juillet ... et, tenez, voici un petit incident qui va vous prouver que si j'ai fait ce que je croyais devoir faire, l'ancien président du conseil, lui, au contraire, affichait vis-à-vis de l'Église une attitude si hostile qu'elle frisait l'impolitesse. Une fois, au début du ministère Combe, M. Loubet était venu au Mans du le général André et de M? Combes pour présider une fête de gymnastique. Le soir, un banquet réunit les autorités du département et de la ville. Naturellement, j'étais invité. Pour bien marquer mon désir de conciliation, je me rendis à ce banquet. M. Loubet et le général André, non seulement me tendirent la main, mais ils furent très affectueux pendant la soirée ; quant à M. Combes, il affecta de ne pas m'avoir vu afin de ne pas me saluer. Il ne devait pas, au reste, pendant son ministère, démentir cette attitude vis-à-vis de l'Église. Sitôt que j'ai jugé ses actes, je me suis abstenu de paraître dans les cérémonies officielles, protestant ainsi contre la conduite du gouvernement envers l'Église. Heureusement, M. Combes n'incarne pas la République, et il ne faut pas faire retomber sur cette forme de gouvernement les fautes de quelques énergumènes minoritaires.
    "Quant à la séparation des Églises et de l'État, c'est, monsieur, une question fort complexe à laquelle je réfléchis tous les jours, mais sur laquelle je n'ai pas, quant à présent, une opinion bien arrêtée, car j'ignore ce que sera cette séparation. En principe, je suis partisan résolu du Concordat, dont les bienfaits ne sont pas assez vantés ; je voudrais que, par des articles de journaux, par des conférences, les populations fussent éclairées sur les avantages du Concordat, afin de pouvoir s'en faire une idée exacte et, au jour du scrutin, afin d'imposer à leurs mandataires le maintien du Concordat.
    " La séparation, elle, va soulever des questions insolubles, ce sera un dédale inextricable de difficultés, et alors j'ai bien peur que pour trancher ces difficultés, on ne fasse brutalement une injustice contre l'Église ; qu'à l'instar des projets Combes ou Briand, aussi peu concluant l'un que l'autre, on ne vote une séparation draconienne que les catholiques ne pourront accepter et contre laquelle il faudra lutter. Ce n'est pas tout que de voter la séparation, il faut penser au lendemain, et le lendemain, c'est l'inconnu ; il peut être terrible.
    " Dans ce diocèse, où les habitants sont excessivement doux, je dirai même apathiques, je puis vous affirmer que les populations rurales et mêmes urbaines n'accepteront jamais d'être privées de leurs curés, mêmes si elles ne peuvent arriver par leurs propres ressources à subvenir aux frais du culte. Ces gens très doux et très calmes, si on les irrite, deviennent des fauves déchaînés, alors, monsieur, que se passera-t-il ? Reverrons-nous les tristes jours d'autrefois ? Je vous le répète, le lendemain de la séparation, c'est l'inconnu. L'inconnu est toujours redoutable.
    "J'arrive de Rome et j'ai vu le Saint-Père. Il partage cette opinion et il est très embarrassé; par bonheur, le pape est un esprit net, qui réfléchit longtemps, s'entoure de renseignements et de conseils avant de prendre une résolution, mais ensuite marche hardiment, sans hésitation et sans recul, au but qu'il s'est donné. Soyez donc sûr qu'en présence de la séparation qui sera votée, Sa Sainteté prendra en toute sagesse des décisions auxquelles nous obéirons aveuglément ; c'est ce qui me permet de ne pas être troublé. Mais je ne puis m'empêcher de regretter amèrement qu'on n'ai pas suivi loyalement la ligne de conduite indiquée par le pape Léon XIII, et à ceux qui viennent me dire : "Voyez les résultats qu'ont amenés les concessions et l'essai de ralliement que voulait le pape Léon XIII", je répond : "Je  ne peux rien voir puisqu'on n'a rien fait et qu'un homme, M. Combes, a surgi qui a tout gâté."
    C'est sur ces mots, prononcés avec la véritable amertume de la déception, que j'ai pris congé de l'évêque du Mans.

                            Eric Besnard



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