Le Siècle daté du 26 novembre 1904
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

Nous avons reçu de M. le pasteur Babut de Nîmes, la réponse suivante :

      Monsieur
     Vous m’avez fait l’honneur de me demander mon opinion sur les projets de loi relatifs à la séparation des Églises et de l’État, en tant qu’ils intéressent les Églises protestantes.
     Les idées que j’aurais à exprimer sur ce sujet ont été développées avec beaucoup de force et de logique dans vos colonnes mêmes, par le professeur Raoul Allien et par « un Pasteur ».
     Je ne pourrai que répéter une partie de ce qu’ils ont si bien dit. Cependant, les questions dont il s’agit sont si graves et nous touchent si visiblement, que je ne puis me renfermer dans une abstention qui ressemblerait à de l’indifférence.
     Vous ferez de ces lignes l’usage qu’il vous plaira. J’aborde l’une après l’autre les questions que vous m’avez fait l’honneur de me poser.

I. - De la séparation en soi

     Je suis loin d’y être opposé en principe. Membre de Synode officiel de 1872, j’ai eu l’honneur, avec feu M. Pernessin, de déposer, sur le bureau de cette assemblée le premier des vœux en faveur de la séparation.
 Il y en eu plusieurs, et le principe fut voté par le Synode.
     Au point de vue général et social, je pense qu’en un temps où la foi religieuse est de plus en plus un fait individuel et de moins en moins un fait héréditaire, le régime de la séparation est plus conforme au véritable état des esprits. Au point de vue religieux, je ne puis que m’approprier le mot de Pascal : « Bel état de l’Église, quand elle n’est soutenue que de Dieu ! »

II. Droits et libertés qui doivent être garantis aux Églises, aux nôtres en particulier.

     Je les résumerai volontiers en un mot : le droit commun. Droit de se constituer et de se fédérer, droit de se réunir, droit d’agir, droit de parler, droit de posséder, dans la limite et sous le contrôle des lois existantes.
     En ce qui touche nos « associations religieuses » protestantes, en particulier, il n’existe ni motifs ni prétexte valable pour leur refuser ces libertés qu’on pourrait, avec M. Thiers, appeler nécessaires. Nos Églises ne créent aucun embarras et ne suscitent aucun obstacle à État ; ils rendent, au contraire, des services considérables, en semant et nourrissant dans les cœurs le respect du devoir, l’esprit de fraternité et de justice, l’amour de la liberté. Ce sont là des faits que l’ignorance ou la mauvaise foi peut seule contester. Qu’on cesse de subventionner  ces Églises, soit, mais rien ne serait plus injuste ni plus impolitique que de les traiter en suspects et en ennemies, et d’entraver de mille manières leur vie et leur activité.
     Confisquer, sans jugement, les biens des Églises, serait une atteinte des plus graves au droit commun ; or, le projet Combes n’a pas osé prononcer le mot, mais il contient la chose. Car, nous concéder pour un temps , sous certaines conditions, une partie de nos biens, c’est commencer par nous les prendre. (Art. 3)
     Je n’ignore pas que les projets de loi en question visent le catholicisme, et qu’à l’égard de Église romaine, pour des raisons connues, mais que je ne veux pas énoncer ici, il est difficile de se maintenir sur le chemin du droit commun, du moins en pays catholique.
     Toutefois il me semble que le but et l’art du législateur devrait être : 1° de respecter la liberté de Église romaine et tant qu’association religieuse, tout en s’opposant avec fermeté à toute usurpation de sa part sur le terrain civil et politique ; 2° de ne pas imputer et faire payer aux autres associations religieuses les torts ou les prétentions d’une seule.

III. - Régime qu’il conviendrait d’adopter pour la période de transition.

     Je n’énoncerai ici qu’un principe général. Il serait sage et équitable de ménager les transitions,, de ne pas procéder d’une façon brusque et révolutionnaire. Autrement l’on provoquera une vive secousse et un mécontentement général. C’est par une voie lente et graduelle qu’a été « désétablie » Église anglicane d’Irlande, dont l’existence était cependant un abus visible.
     Plutôt que mettre à pied du jour au lendemain des milliers de fonctionnaires qui  n’ont pas démérité, il vaudrait mieux procéder par voie d’extinction.

IV - Projet de la commission

     Comparé au projet Combes, il est presque libéral, quoique plusieurs de ses dispositions soient difficilement acceptables. Parmi celle-ci, je citerai 1° la suppression des traitements (art. 5) et de l’usage gratuit des édifices religieux (art. 6) dès le 1er janvier qui suivra la promulgation de la loi ; 2° l’article 9, qui fixe un maximum déjà presque dérisoire ! - mais non un minimum - de la pension qui sera allouée aux ecclésiastiques ; 3° art. 14, imposant aux associations tous les frais de réparations d’édifices qui ne leur appartiennent pas et qui peuvent leur être prochainement retirés.
     Par contre, les dispositions suivantes méritent d’être pleinement approuvées et assurent au projet Briand une grande supériorité sur le projet Combes.
     Art. 1. Proclamation de la liberté de conscience et des cultes.
     Art. 7. Ce sont les fabriques et consistoires qui transmettent leurs biens aux associations. Donc point de confiscation !
     Art. 11. On laisse aux associations les édifices qui sont leur propriété évidente. (Toutefois c’est trop peu de leur laisser les édifices achetés avec de l’argent provenant exclusivement de collectes. Il faudrait au moins, au lieu d’exclusivement, dire principalement)
     J’approuve également l’art. 33. Quant aux règlements de police, ils ne nous effraient pas. Il y a lieu de remarquer cependant qu’ils communiquent au projet de loi un air rogue et rébarbatif et qu’entre les mains d’un gouvernement peu libéral ils pourraient donner lieu à des abus.

V. - Projet Combes

     Il est beaucoup pire que le projet de la commission sur tous les points, sauf en ce qui touche l’article 2, qui ménage un peu mieux la transition en accordant aux associations l’usage gratuit des lieux de culte pendant deux ans.
     L’art. 3 constitue, comme je l’ai montré plus haut, une véritable confiscation.
     Non moins regrettable est la disposition du même article qui transfère les biens des Églises ayant une destination charitable aux seuls établissements publics d’assistance. Le projet de la commission, plus large, admettait que « tout établissement reconnu d’utilité publique » pouvait être constitué héritier de ces mêmes biens. (Art. 7 bis)
     Je reviens au projet combes
     Les pensions accordées aux ministres du culte (art. 4) sont beaucoup trop faibles. - On ne dit pas quel sera le sort des pasteurs retraités.
     Art. 6. L’interdiction faite aux associations d’employer un étranger pour le service du culte est abusive puisque vous ne les salariez pas, respectez leur indépendance.
     L’art. 7. N’autorise que les quêtes faites dans  les lieux de culte : autre restriction arbitraire étrangère au projet de la commission.
     L’art. 8. Interdisant de former des unions au delà des limites d’un département serait, comme on l’a dit, la mort sans phrases pour nos églises, si la vie ou la mort de celles-ci dépendait, en dernière instance, d’un pouvoir humain quelconque. Cet article gênera peu les Églises romaines qui ont toujours leur centre à Rome. Pour nous, on nous fait expier durement deux choses qui devraient être des mérites aux yeux de la France républicaine : 1° nous sommes une république et non une monarchie ; 2° nous ne dépendons pas d’un pouvoir étranger. A cause de cela, nos églises n’auraient plus d’unité, plus de représentation commune, plus de lien entre elles ! Cela n’est pas possible. L’amendement de M. Georges Berger (Siècle du 20 nov.), qui admet une organisation régionale des Églises protestantes serait un palliatif suffisant.
     Nous sommes et nous resterons la famille réformée. On ne peut pas condamner une famille à laisser mourir de faim l’un des siens parce qu’il n’habite pas le même département qu’elle ou la même province. De même, on ne réussira pas à nous empêcher de soutenir et d’assister, matériellement et spirituellement, les membres pauvres, faibles et dispersés de notre famille religieuse. Royer-Collard disait, - je crois que c’est à propos de la loi du sacrilège - : « Si vous faites cette loi, je jure de ne pas y obéir ! » Et nous, plutôt que de consentir à rompre le lien fraternel qui unit nos Églises, nous encourrons de bon cœur l’amende et la prison.
     L’art. 9. Prévoit et permet l’achat, par les associations, d’immeubles nécessaires à l’exercice de leur culte. A merveille ! Mais alors, pourquoi les dépouiller de ceux qu’elles possèdent légitimement ? (je ne parle pas de ceux qui sont la propriété de État ou des communes.)
     L’art. 25. Maintient la direction des cultes. Cette disposition étonne, puisqu’il n’y aura plus d’administration à exercer. S’il ne s’agit plus que de mesure de police, il n’y a pas de raison de créer une police spéciale des cultes.
     Je me résume, en affirmant, monsieur le rédacteur, qu’autant que je puis le savoir, le projet Combes a fait naître chez tous les protestants français qui ont quelque souci de leur foi et de leurs libertés, sans exception, une surprise et une peine qu’il sera difficile d’exonérer.
     Veuillez agréer, monsieur, mes respectueuses salutations.

   C. E. Babut
  Pasteur à Nîmes, 1, rue Bourdaloue.

*****

     Nous parlerons demain d’un rapport dont M. le professeur Georges Renard vient de faire adopter les conclusions par la commission exécutive de l’Association nationale des libres-penseurs. Ce rapport, qui étudie le projet du gouvernement sur la séparation des Églises et de État, expose avec une précision de détails qui n’échappera pas à nos lecteurs les critiques graves que la commission d’études de l’Association des libres-penseurs formule contre projet.
     Pour être conçues dans un esprit tout différent des réponses dont nous avons commencé la publication, le rapport de M. Georges Renard n’en frappera pas moins les esprits curieux de suivre le développement de l’enquête que nous avons entreprise. Il démontrera d’ailleurs d’autant mieux combien fortes sont les objections qui peuvent ainsi être soutenues avec une égale raison par les ministres d’une Église et par un esprit libre et philosophique comme M. Georges Renard

    L. J


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