ANNEXE N° 1793

Session extr. 2° séance du 12 décembre 1891

PROPOSITION DE LOI sur la séparation des Eglises et de l'Etat, présentée par MM. Pichon, Clémenceau, Pelletan, C. Dreyfus, Boysset, Tony Révillon, Mesureur, Braud, Doumer, Leydet, Lagnel, Montaut (Seine-et-Marne), Farjon, Bony-Cisternes, Duchasseint. Guyot-Dcssaignne, Magnien, Souhet, Viger, Henri de Lacretelle, Reybert, Gaillard (Vaucluse), Bérrard, Bizot, Boullay, Hurard, Gonnet, Louis Jourdan, Henry Maret, Pichon, Langlet, Vallé, I.éconte, Jullien, Giliot, Corneau, Vian, Baudin, Thivrier, Varlet, Guillemaut, Maurice-Faure, Guichard, Lavy, Jacques, Boudeville, Ville, Dethou, Bourgeois (Jura), Calvinhac, peytral, Lacroix (Loiret), Arnauld Dubois (Corrèze), Vacherie, Giguet, Lacôte, Bargy, Boysset, Bourge, Emile Brousse, Deniau,Cousset, Salis, Hubbard, Bézlne, Leygue (Haute-Garonne), Tassin, Hovelacque, Chassaing, Pajot, Moreau, Maujan, Rabier, Félix Mathé (Allier), Henri Merlou, Ricard (Côle-d'Or), Henri Mathé (Seine), Hervieu, Desmons, Rathier Maigne, Ducoudray, Deville, Millerand, Dumay, Viger, Rolland, Charles Rousse, Bizouard-Bert, Poupin, Franconie, députés


EXPOSE DES MOTIFS

Messieurs, en présence de faits qui démontrent de jour en jour l'impuissance du gouvernement de la République à contenir les manœuvres cléricales et les manifestations hostiles de l'Eglise par les armes que donne à l'Etat la législation concordataire ;

En présence de la nécessité d'assurer, en même temps que le respect des droits du pouvoir civil, l'exercice de la liberté de conscience;

En présence du parti pris du clergé salarié d'entrer dans les luttes politiques, d'y prendre, part, à tous les degrés de sa hiérarchie, par la diffusion de brochures, catéchismes, mandements et pamphlets dirigées contre les lois républicaines ;

En présence d'une agitation organisée jusque dans la chaire contre les institutions fondamentales de l'Etat laïque par les représentants de l'Eglise, mettant au service de leurs revendications l'influence que leur donne leur caractère officiel, l'argent qu'ils touchent au budget, les privilèges encore debout de leur domination ancienne,

Nous avons l'honneur de vous proposer le projet de délibération suivant:


proposition de loi

Art. 1er. — Le gouvernement de la République est invité à dénoncer la convention passée entre le gouvernement français et le pape Pie VII, à la date du 26 messidor an IX ( 15 juillet 1801)


Art. 2. Il est invité, en outre, à déposer dans le plus bref délai possible, en vue du nouveau régime à intervenir pour la réglementation des rapports entre les Eglises et l'Etat, un projet reposant sur les bases suivantes : suppression du budget des cultes, liberté d'association avec garantie contre la propriété de mainmorte, dissolution des congrégations constituées on dehors des principes du code et des stipulations des lois.


ANNEXE N° 1813

(Session extr. — Séance du 17 décembre 1891.


PROPOSITION DE LOI tendant à la séparation des églises et de l’État, présentée par M. Paul Lafargue, député.


EXPOSÉ DES MOTIFS

Messieurs, le parti ouvrier ne se fait pas d'illusion sur la portée de la séparation des églises et de l’État : il sait que l'émancipation intellectuelle ne peut pas précéder, mais seulement suivre l'émancipation économique, et que ce n'est que dans une société devenue une véritable providence pour chacun des membres qui la composent que peut disparaître jusqu'à l'idée d'une Providence imaginée, par delà les nuages, dans le domaine mythique.

En dehors de cette raison philosophique, qui suffirait à nous faire prendre en pitié la libre-pensée bourgeoise, nous avons sous les yeux l'exemple des États-Unis d'Amérique, où l'État est séparé de toutes les églises, où il n'existe pas de budget des cultes, et où l'idée religieuse a pris un tel développement que nous avons pu assister en plein dix-neuvième siècle à la création de toutes pièces do nouvelles religions.

Mais, puisqu'il existe en France une question dite de la séparation de l’Église et de l’État, et que cette séparation, toujours agitée, mais jamais résolue, sert de moyen politique à une fraction de la classe dirigeante pour diviser les travailleurs et les détourner de la poursuite de leurs véritables intérêts de classe, nous croyons qu'il est temps d'en finir avec ce dérivatif à l'unique problème de la société capitaliste, le problème social.

Nous demandons, en conséquence, que les églises soient séparées de l’État par l'abrogation pure et simple du Concordat et des articles organiques ; mais pour que cette réforme ne soit pas un nouveau leurre, nous reprenons le décret de la Commune de Paris du 2 avril 1871, portant « retour à la nation des biens dits de mainmorte, meubles et immeubles appartenant aux corporations religieuses », et nous y ajoutons « les annexes industrielles et commerciales de ces corporations », conformément à l'article 2 du programme du parti ouvrier.

Ce qui constitue en effet la puissance politique du clergé, ce ne sont pas les misérables 50 millions inscrits au budget; ce sont les centaines de millions qu'il prélève chaque année sur la crédulité publique et sur l'exploitation directe des ouvrières et des ouvriers qu'il a embrigadés par milliers dans ses ateliers, ouvroirs et autres maisons dites de charité.

C'est ce budget-là qu'il faut supprimer, si l'on veut faire une véritable guerre au cléricalisme, que Gambetta dénonçait comme l'ennemi et que la bourgeoisie républicaine n'a cessé de combler de toutes ses faveurs.

Nous demandons encore autre chose ; c'est que, protégeant la liberté de conscience de la classe qui n'a que son travail pour vivre, la République intervienne pour empêcher les employeurs d'édifier des chapelles particulières a l'intérieur de leurs exploitations, d'enrôler dans des sociétés de Notre-Dame de l'Usine et de contraindre à des pratiques religieuses des milliers de femmes et d'hommes placés entre la perte de leur pain et le sacrifice de leurs sentiments les plus intimes à la religion du maître. Avant même de séparer l’Église de l’État, il importe, pour assurer la liberté de conscience de la classe ouvrière, de séparer l’Église de l'atelier, sans quoi la suppression du budget des cultes n'aurait d'autre effet que de faire peser sur les seuls travailleurs tout le poids de l'entretien des divers clergés.

Nous vous soumettons donc la proposition de loi qui suit:


PROPOSITION DE LOI

Art. 1er. — Le budget des cultes est aboli, ainsi que le Concordat et les articles organiques.

Art. 2. — Les biens dits de mainmorte, meubles et immeubles, appartenant aux corporations religieuses, y compris toutes les annexes industrielles et commerciales de ces corporations, sont déclarés biens nationaux.

Art. 3. — 11 est interdit à tout employeur, collectif ou individuel, d'ériger aucune chapelle particulière, d'enrôler ses ouvrières et ouvriers dans aucune société religieuse, et de les soumettre à aucune pratique religieuse.

Art. 4. — Les crédits rendus disponibles par la suppression du budget des cultes sont affectés au budget de l'Instruction publique pour être employés à élever les traitements des institutrices et des instituteurs des écoles communales, et pour procurer aux élèves de ces mêmes écoles des livres, des vêtements et des repas gratuits.

Art. 5. — La propriété ecclésiastique qui a fait retour à la nation sera consacrée exclusivement, capital et intérêts, à la création d'une caisse nationale de retraites pour les vieillards et les invalides du travail.

Art. 6. —Toute contravention à l'article 3 sera punie d'une amende de 300à 3,000 fr. et, en cas de récidive, d'un emprisonnement de quinze Jours à trois mois.


ANNEXE N° 1950

(Session ord. — Séance du 5 mars 1892.)

RAPPORT SOMMAIRE fait au nom de la 18° commission d'initiative parlementaire (1) chargée d'examiner les propositions de loi : 1° de M. Pichon et plusieurs de ses collègues; 2° de M. Paul Lafargue, tendant à la séparation des Églises et de l’État, par M. Émile Moreau, député.

Messieurs, de récents événements ont appelé l'attention sur une question aussi ancienne que la formation des sociétés, celle des rapports qui existent entre l'organisation des religions et la société civile.

Cette question a bien souvent ému la monarchie de l'ancien régime ; mais alors la volonté royale intervenait, imposait une transaction et mettait fin au conflit d'une façon souvent peu satisfaisante pour l’Église; alors celle-ci devant la force baissait prudemment la tête, quitte à reprendre, en sous-œuvre, son entreprise de domination universelle et son accaparement des richesses de la nation.

La Révolution française essaya de mettre un terme à cet assaut perpétuel de la théocratie et crut avoir trouvé une solution stable en organisant un clergé national: on sait ce que dura la constitution civile du clergé !

Le despotisme naissant de Bonaparte ne pouvait oublier que la religion peut être un instrument puissant de domination entre des mains fortes et habiles. En passant, avec le pape Pie VII, le concordat du 20 messidor an IX, Il crut faire acte de haute politique : il fut déçu dans ses espérances et, plus tard, sur le rocher où il mourut exilé, il put faire d'amères réflexions sur le dévouement de ce clergé auquel il avait livré, sans compensation, le budget et les consciences du pays.

L'auteur du Concordat est mort, son empira est détruit, mais l'œuvre a persisté et le clergé en a profité pour reconquérir ses anciennes positions, ses richesses, son influence. Assuré de l'Impunité, il a proclamé son droit à la domination universelle des consciences et, aujourd'hui, il songe sérieusement a replacer la société civile dans le moule étroit où la torturait le moyen âge, et à faire servir à ses desseins la forme puissante de l'industrialisme moderne.

Chacun sent que cette situation dangereuse ne peut durer, Les esprits réellement pieux, eux-mêmes, ont une instinctive persuasion de ce que pourrait avoir du fatal pour leur foi cet essai de retour en arrière vers des rêves d'hégémonie cléricale, et, dans l'honnêteté de leur conscience, ils sont sérieusement à la recherche d'un impraticable modus vivendi entre la déclaration des Droits de l'homme et le Syllabus.

Quant à ceux, de plus en plus nombreux, qui consentent à tenir compte de la force évolutive des sociétés, qui étudient sérieusement leur époque pour en déduire les besoins de l'avenir, ils sont convaincus que la société perdrait son temps et ses efforts à essayer d'un système de transactions que la force des choses briserait et qui ne ferait qu'aviver une lutte qui dure depuis trop longtemps, et dont le seul résultat eut de mêler aux conflits de la politique des choses qui devraient rester confiné dans le domaine de la conscience. Ceux-là pensent que la liberté est la seule solution acceptable et que les associations religieuses doivent rester absolument libres dans leur administration, dans leur prosélytisme et dans leurs œuvres, en protégeant seulement la société civile contre des empiètements que les leçons de l'histoire apprennent à craindre.

Telle est, évidemment , la pensée des quatre vingt-douze députés qui ont signé la proposition Pichon. Présenté de cette façon, le problème peut donner lieu à un large débat, où toutes les opinions pourront se manifester plus à l'aise qu'à l'occasion de la discussion du budget, ou à propos d'une Interpellation visant des événements déterminés. Aussi la 18s commission d'initiative est-elle d'avis que ce projet soit pris en considération.

M. Paul Lafargue présente la question avec une certaine nuance de dédain. Il croit que la séparation n'a aucune importance, et il en donne comme preuve ce qui se passe aux États-Unis Mais enfin, il consent à la demander, afin de déblayer le terrain des réformes sociales de cet objet encombrant.

Il faut avoir étudié bien imparfaitement l'esprit gaulois de notre pays, et en être bien peu pénétré, pour croire qu'il soit susceptible d accorder à la question religieuse l'importance quelque peu ridicule que lui donnent les descendants des quakers et des autres sectes que le monde anglo saxon a semé dans le vaste territoire de l'Amérique du Nord. Et, d'autre part, c'est méconnaître d'une étrange façon les lois scientifiques du progrès humain que de ne pas admettre que la plus étroite solidarité doit exister entre toutes les conquêtes progressistes de l'humanité. Est-ce que les crises sociales n'ont pas leur causes dans un défaut de parallélisme entre les progrès réalisés dans les différentes branches de l'activité humaine ? Dès lors, est-il possible de dire que l'on pourrait, sans danger, laisser de côté la question cléricale pour ne ne s'occuper que de la résolution des problèmes sociaux ? Évidemment non, et il serait injuste de méconnaître l'intime relation qu'il y a dans les esprits, les consciences et les bras que les fils de la Révolution ont le devoir d'affranchir et de préparer à des destinées nouvelles.

Dans cette concession à « la libre pensée bourgeoise », M. Lafargue édicté trois mesures quo nous allons examiner sommairement :

1° La dénonciation du concordat, entrainant la suppression du budget des cultes. — C'est, en somme, la partie essentielle du projet Pichon

2° La nationalisation des biens de mainmorte.- — C'est la reproduction, en quelques lignes, du projet Hovelacque, bien plus puissamment déduit, bien plus hautement et scientifiquement raisonné, et que cependant la commission, presque à l'unanimité, n'a pas cru devoir prendre en considération. Aussi fait-elle les plus expresses réserves relativement à l'article 2 du projet Lafargue.

3° L'interdiction du prosélytisme religieux dans les ateliers. —Cette disposition s'explique facilement : l'industrialisme moderne tend, de plus en plus, à la centralisation, dans les mêmes mains, des moyens de production ; les usines s'agrandissent, les manufactures prennent des proportions jusqu'à présent inconnues, et il est, maintenant, tellement démontré que cette féodalité ne saurait plus longtemps se passer d'une réglementation, que la législature présente a senti la nécessité de nommer une grande commission du travail, pour étudier avec soin toutes les questions qui se rattachent à l'activité manufacturière de notre pays.

Cette concentration capitaliste des moyens d'action mécanique de production prend, en effet, une forme telle que le nombre des employeurs diminue très rapidement tandis qu'augmente sans cesse le nombre des salariés que les campagnes désertées envoient incessamment aux villes industrielles. Ce changement de régime a complètement modifié les relations entre patrons et ouvriers, leurs habitudes n'ont plus l'intimité d'autrefois, et la confiance réciproque s'en est trouvée considérablement diminuée ; de là des froissements, des conflits dont l'acuité va en augmentant, et la nécessité, pour le législateur, de répondre, par des lois nouvelles, a des besoins nouveaux, à se préoccuper, on un mot, de la question sociale.

Un certain nombre de grands Industriels, on voyant les troubles que les modifications du régime économique menacent d'apporter au sein de la société, inquiets des manifestations qui se produisent dans le monde entier, ont cru qu'ils pourraient endiguer l'agitation qui se manifeste partout parmi les travailleurs. Ils ont pensé, tout en profitant des bénéfices que leur procurent les sciences de l'époque, appliquée à la production, qu'il était possible de revenir, quant à l'organisation des légions ouvrières, à quelques siècles en arrière, et de se servir, au point de vue de la discipline, de la religion qui sait imposer l'obéissance et la soumission aux petits. Profitant, pour accomplir cette œuvre, de la loi de 1884, ces industriels ont créé des syndicats corporatifs de patrons et d'ouvriers dont la direction est confiée à des prêtres et à des congréganistes; puis, sous le nom de Notre-dame de l'usine, — ou des Ouvriers, ou du Travail ; — chaque atelier possède sa petite chapelle, des madones ornent les murailles, des sœurs surveillent les travailleurs des deux sexes qui, matin et soir, sont tenus de réciter des prières et des oraisons. La confession et la communion sont obligatoires et, de temps en temps, des retraites de trois ou quatre jours, sous la direction de révérends pères jésuites, isolent forcément les ouvriers de leur famille, de leurs amis, de leur milieu, « du siècle », comme on dit on langage mystique.

Et l'organisation s'étend; malheur à l'ouvrier refusant de se plier à ce joug; il ne trouvera plus d'ouvrage dans aucune des usines affiliées à l'œuvre sainte. Ce n'est point là, hélas ! une fantaisie; c'est la réalité dans ce qu'elle a de plus navrant; c'est l'association de l’Église et du capital pour la conquête du pouvoir civil et pour prendre la direction unique du travail national.

Tels sont les faits, absolument exacts, auxquels fait allusion M. Lafargue dans son exposé des motifs et qu'il vise par son article 3. sans doute, c'est là une tentative vaine; sans doute on ne fait pas remonter remonter aux esprits le cours des siècles ; sans doute, cette application particulière du socialisme chrétien échouera devant l'opinion publique et la résistance des travailleurs; mais il n'en est pas moins vrai que la société civile peut être menacée, qu'une grande quantité de travailleurs sont opprimés, que la liberté du travail et la liberté de conscience sont à la foi attaquées, et que le devoir du Parlement et des pouvoirs publics est d'intervenir vigoureusement pour arrêter, dans leur marche funeste, ces organisations qui ne visent à rien moins qu'à substituer l'autorité cléricale à la direction laïque dans le monde industriel.

En conséquence, votre 18° commission d'initiative, estimant qu'il est nécessaire de contrôler ces graves affirmations et de soumettre la question à l’examen de la chambre, a l'honneur de lui propose la prise en considération des projets de lois présentés par MM. Pichon et Lafargue.

Et, en raison de l'importance des questions soulevées par ces projets, elle estime qu'on en devrait confier l'examen a une commission composée de vingt-deux membres.



(1) Cette commission est composée de MM. Viger, président; Argeliès, secrétaire; Léon Talou, Thorel, Chollet, Muller, Letellier, Euzière, Reybert, Clédou, Camille Viox, comte de Kergorlay, Henri Ricard (Côte-d'Or), Le Cour, Goussotvinhac, Carquet, Taudière, Vilfeu, Émile Moreau, Bézine, Loreau. (Voir les n°1713-1813.)