"Archives Israélites"
Jeudi 15 juin 1905
Où en est la Séparation ?
Le projet de séparation que la Chambre est en
train de mettre sur pied commence à prendre figure, et il faut dire,
tout de suite, que ce n'est pas la physionomie antipathique, revêche,
voire agressive que M. Combes nous avait présentée avec le
sien. Grâce à l'esprit de conciliation de M. Briand, le distingué
rapporteur que ses principes socialistes n'ont pas égaré
sur les sentiers du jacobinisme, grâce aux sérieux efforts
de libéraux impénitents qui se sont qui se sont appliqués
à convaincre leurs collègues qu'une réforme de cette
envergure n'avait de chance de produire tous les fruits qu'elle promet
que si elle était faite avec un véritable souci d'équité
et de justice, et en ménageant le plus possible les intérêts
si délicats qu'elle met en jeu, on est arrivé à élaborer
une loi qui, tout en sauvegardant les droits de l'État, n'aura aucun
caractère tracassier. On n'est encore qu'à l'article 12.
Mais ceux qui ont été déjà votés, tranchent
les questions qui intéressent plus particulièrement les croyants
des différentes confessions. Ils concernent l'organisation des association
cultuelles, la dévolution des biens ecclésiastiques, les
pensions des ministres des cultes et la jouissance des églises,
temples et synagogues.
Sur la plupart de ces points, capitaux pour l'existence
future des cultes, la solution adoptée est, en somme, satisfaisante.
Et il faut même ajouter à l'honneur de la Chambre que, plus
elle avance dans cette discussion singulièrement laborieuse qu'elle
avait abordée dans un esprit plutôt hostile, ses dispositions
se modifient dans un sens de plus en plus heureux pour la paix religieuse.
Quand on relit le projet Combes et qu'on le compare
au texte voté par la Chambre, on se rend compte de l'évolution
favorable et qui d'ailleurs devenait nécessaire, qui s'est opérée
dans le cerveau de nos législateurs.
Ils pouvaient faire une œuvre sectaire, comme les
y conviait le précédent chef du gouvernement et par conséquent
précaire, sans compter tous les autres dangers qu'elle présentait.
Il se sont avisés, quand il ont été aux prises directes
avec ce problème redoutable, de solutions imbues de l'esprit vraiment
républicain, de celui de 1789, plutôt que de celui de 1793.
En autorisant la fédération des Associations
cultuelles, en réglant la dévolution des biens des Églises
d'après leur organisation actuelle, en élevant sensiblement
le taux des pensions accordées aux ministres des cultes et en augmentant
le nombre des participants à cette juste compensation du contrat
rompu, en accordant enfin la jouissance indéfinie des édifices
servant à usage de culte, la Chambre a fait tomber bien des des
appréhensions, calmé bien des inquiétudes, ouvert,
en un mot, aux différentes confessions, à ce tournant dangereux
de leur histoire que présente la Séparation, des horizons
plus sereins qu'on n'osait l'espérer.
Ces heureux résultats ont été
obtenus, il faut le répéter, grâce aux manœuvres habiles
des députés en lesquels le catholicisme et le protestantisme,
surtout ce dernier, avaient remis leurs destinées.
L'église catholique et les églises
réformées ont eu pour, leurs intérêts menacés,
de vigoureux défenseurs qui, rompus à tous les secrets de
l'échiquier parlementaire, ont réussi à amener la
Chambre à résipiscence sur bien des points où son
siège paraissait fait de façon irrévocable.
On voudrait pouvoir en dire autant du Judaïsme
français qui, dans cette brillante passe d'armes, a joué
un rôle bien effacé, celui de personnage muet. Il est heureux
pour lui que ses intérêts aient été solidaires
de ceux du protestantisme, car autrement, ils auraient été
bien sacrifiés en l'absence d'orateurs élevant la voix pour
les défendre. Les députés catholiques et les députés
protestants ont été sur la brèche. Mais les députés
israélites ne se sont pas inspirés de l'exemple du grand
Crémieux qui, au Parlement, ne manqua jamais de mettre sa grande
autorité au service de son culte et de ses besoins.
Il faut dire aussi que les organes officiels du
Judaïsme français, par le silence obstiné, hiératique,
qu'ils ont gardé en cette circonstance particulièrement décisive
pour l'avenir matériel, sinon spirituel de notre religion, ont paru
se désintéresser de ce qui ailleurs provoquait de légitimes
appréhensions. Évêques et Consistoires protestants
des différentes églises se sont prononcés officiellement
sur la Séparation.
Le Consistoire Central n'a fait aucune déclaration
publique à ce sujet.
Il la devait, autant à nos coreligionnaires
qu'aux pouvoirs publics.
Quand une question de cette importance, capitale
pour l'avenir d'un culte s'engage devant le pays, les représentants
de ce culte ont le devoir de faire connaître leurs sentiments, d'indiquer
leurs vues, de donner l'impression qu'ils s'en préoccupent et avisent
aux moyens de parer à toutes les difficultés, et s'ils font
des démarches, d'en informer leurs commettants.
S'il y avait un jour où la cloison étanche
qui sépare le Consistoire Central et qu'il a élevée
de ses propres mains, des masses juives en France dû tomber, n'est-ce
pas celui où le Parlement est en train de décider de l'avenir
de la Synagogue française, où la propriété
de ses édifices et de ses biens, le traitement de ses fonctionnaires
sont en question !
Nous voulons bien admettre que le Consistoire Central,
à l'instar des organes des autres confessions, se soit ému
de la situation qui allait être faite au Judaïsme dans l'éventualité
de la Séparation, et qu'il n'ait ménagé ni son temps
ni sa peine pour que tant d'intérêts dont il a la haute garde
fussent sacrifiés le moins possible.
Mais tout cela n'est qu'une conjecture, et des délibérations
qu'il a dû prendre, et des études et enquêtes qu'il
a dû faire, rien n'a transpiré dans le public qui est encore
à ignorer aujourd'hui ce que pense le Consistoire Central de cette
question épineuse.
Et voyez les conséquences de ces détestables
errements.
Le Consistoire israélite d'Alger, qui considère
la Séparation comme une catastrophe pour le Judaïsme algérien
s'adresse directement au gouvernement pour lui faire ses doléances,
alors qu'il eut été dans l'ordre que le Consistoire Central
se fit l'organe autorisé de sa requête !
Autre question : Le Consistoire Central a-t-il procédé
à une enquête auprès des COnsistoires départementaux,
a-t-il réclamé leur avis sur cette Séparation et ses
conséquences, où ils avaient certainement leur mot à
dire ?
Il semble que non, puisque nous voyons le Consistoire
d'Alger agir à part, prendre l'initiative d'une démarche
qui appartenait au Consistoire Central.
Ce que nous venons de dire suffit à démontrer
que le Judaïsme français est quasi sans direction, que ses
destinées ballottent au gré des événements
et que son sort dépend non de la volonté réfléchie
de ses dirigeants, mais de l'heureux hasard qui fait que, sur la plupart
des points de la discussion en cours, ses intérêts étaient
solidaires de ceux de l'Église protestante, défendus et soutenus
avec une rare éloquence et une sollicitude avisée qui ne
s'est pas démentie un seul instant !
Que si, la Séparation effectuée, il
reste beaucoup de coreligionnaires convaincus que le Consistoire Central
est un rouage indispensable dans l'organisation future du culte, c'est,
il faut bien l'avouer, qu'ils y montreront plus de bonne volonté
que de jugement.
H. Prague
Un rapport du Consistoire
de Constantine
A son tour, le Consistoire israélite de Constantine,
après celui d'Alger, s'élève contre l'application
au culte israélite algérien de la loi en discussion devant
la Chambre sur la Séparation. Ce n'est pas au gouverneur général
comme l'ont indiqué quelques journaux, mais au Consistoire central
qu'il s'adresse, pour faire valoir les raisons supérieures qui militent
en faveur du maintien du régime actuel. Dans cet intéressant
rapport, avec beaucoup de chaleur, les membres du Consistoire signalent
les irrémédiables dommages que la Séparation apporterait
non seulement aux communautés, mais au sort des indigents israélites.
Voici les passages essentiels de ce document :
Sans
doute, le principe même de la séparation ne nous intéresse
pas outre mesure. Car bien que les communautés algériennes
n'aient cessé de vivre sous le contrôle de l'État,
qui cependant ne leur accordait aucun concours financier, en fait elles
étaient séparées de lui. Car elles subvenaient elles
seules à leurs besoins matériels. Par exemple, Constantine,
la plus importante il est vrai, de notre département, possède
des immeubles qu'elle doit exclusivement à la générosité
de ses fidèles. Ni l'État, ni le département, ni la
commune , n'ont contribué en quoi que ce soit à leur édification.
Elle tire toutes ses ressources de son propre sein. Elle rétribue
elle-même ses ministres officiants, ses schohtim, ses employés
subalternes, sauf en ce qui concerne le Grand Rabbin officiel envoyé
du gouvernement. Et ce qui est vrai pour Constantine, l'est également
pour les autres communautés.
Retenons
donc du projet en discussion deux articles dont l'application à
l'Algérie serait de nature à rompre l'union, la paix, la
solidarité de nos communautés et à rendre difficile
la perception des taxes et donations volontaires au grand détriment
de nos pauvres.
Et d'abord
celui de la dévolution des biens cultuels. A qui, nos trois immeubles
élevés par souscription générale, seront-ils
attribués ? Est-ce à l'Association transitoire ? Mais les
autres associations dont la fondation est possible, n'auront-elles pas
le droit de les revendiquer ? Beaucoup de leurs membres cependant pourront
se targuer d'avoir été parmi les souscripteurs ? Tranchera-t-on
la difficulté en se livrant au partage des synagogues ? Ce serait
vouloir résoudre un problème, en en créant beaucoup
d'autres.
Un autre
article du projet autorise dans la plus large mesure la fondation d'associations
cultuelles. Laquelle d'entre elles procédera à la perception
des taxes confessionnelles, surtout de celle sur la viande, la plus importante,
la plus nécessaire aussi à l'alimentation de la Caisse de
bienfaisance ? Sera-ce la plus ancienne ? Sera-ce la plus importante ?
L'ancienneté ou l'importance numérique seront-elles des raisons
suffisantes pour exclure du bénéfice de la perception, des
associations qui, pour n'être ni importantes, ni conséquentes,
ne contribuent pas moins à la production des revenus confessionnels.
Priera-t-on les différentes associations de liguer, de s'entendre
? Mais si tel était leur désir, il leur serait facile de
ne former qu'une seule union par communauté.
Il est
probable que dans beaucoup de centres israélites algériens,
on ne manquera pas de mettre à profit le droit d'association ; et
il est certain alors que chacune d'elle s'efforcera de se procurer une
situation indépendante et prospère !
Ne sera-ce
pas la porte ouverte aux mésintelligences, aux rivalités,
aux luttes ? L'intérêt particulier, l'amour propre, l'ambition
ne viendront-ils pas jouer leur rôle habituel ? semer la haine où
poussait l'amour, dissoudre ce qui était uni ? Et dans ce concert
discordant, qui donc aura l'autorité nécessaire pour assurer
à l'association la perception des ressources confessionnelles ?
Exigera-t-on des fidèles le payement des donations volontaires !
Mais de quel droit ? Et par quel moyen ?
Quoiqu'on
fasse évidemment, l'union des fidèles étant rompue,
et leur entente ayant cessé d'exister, la communauté perdra
sa prospérité, elle s'appauvrira peu à peu. Elle deviendra
un foyer de désordre, un centre de misère.
Il va
sans dire que les premières, les principales victimes de cette lamentable
situation seront les indigents. Si l'on considère que les 3/4 de
nos recettes budgétaires vont aux humbles, aux miséreux,
on est effrayé à la pensée que, du jour au lendemain,
plus de 500 ménages pourraient se trouver privés de secours
réguliers, souvent conséquents, dans la seule communauté
de Constantine ! Car seules l'union et la concorde ont permis aux consistoires
de recueillir des cotisations, des souscriptions et des donations parfois
exagérées, toujours onéreuses, que les fidèles
ont consenties, parce qu'ils avaient la certitude qu'elles iraient aux
indigents, mais qu'ils cesseront de verser lorsque rien ne leur garantira
plus, et ce sera le cas après la création de plusieurs associations,
l'honnête et juste emploi de leurs générosités
!
On dira
peut -être que les associations peuvent se partager les pauvres ;
et s'entendre entre elles sur la répartition des secours. Il suffit
d'avoir la moindre notion de la pratique de la bienfaisance publique pour
voir que c'est là une utopie ! On nous dira encore que le Bureau
de bienfaisance communal se chargera de venir en aide aux indigents israélites.
Nous savons pertinemment que la commune de Constantine ne pourra et ne
voudra jamais inscrire à son budget les 55 000 francs que la communauté
israélite abandonne à son paupérisme.
La vérité,
c'est que la création de plusieurs associations cultuelles jetterait
nos communautés algériennes dans un épouvantable gâchis
! qu'à la fin de cette confusion et des rivalités qui y naîtront,
les personnes habituées à pratiquer la plus grande bienfaisance,
se déshabitueraient d'être généreuses comme
par le passé : non pas que leur cœur se refroidirait ; mais la confiance
les abandonnerait ; elles ne sauraient plus à qui se fier !
N'avions-nous
pas raison de dire dès les premières lignes, que les indigents
seraient finalement les victimes, les seules victimes de la séparation
?
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