Chambre des députés
30 novembre 1896

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M. le président. Nous arrivons au budget des cultes.
    MM. Faberot, Renou et Toussaint proposent de supprimer tous les chapitres de ce budget.
La parole est à M. Faberot.

M. Faberot. Citoyens, je viens à cette tribune sans parti pris et surtout sans haine pour les différents cultes qui vont porter leur influence dans tous les pays du monde. Je viens au contraire affirmer, au nom de mes amis, notre volonté absolue et sincère du respect de la liberté de conscience, du respect de la liberté de pensée, d'écrire et de parler.
    D'un autre côté, je viens aussi chercher à sauver la République des intrigues et des agissements religieux. (Mouvements divers.)
    Je ne m'adresse pas seulement au Gouvernement qui est sur ces bancs, car il peut disparaître dans un délai plus ou moins court, mais aussi à tous les gouvernements qui lui succéderont, an nom de la République, de la liberté et de l'égalité, pour les exciter à se dégager de toutes les intrigues religieuses et cléricales qui empêchent tout gouvernement de suivre d'une façon directe la ligne que la République généreuse lui a tracée et qu'il devrait suivre.
    Jamais nous ne voyons de discussions plus vives, plus tenaces, plus acharnées que quand il s'agit de questions religieuses, quelles qu'elles soient, quel que soit celui qui les soulève. On greffe sur ces discussions religieuses les plus hauts problèmes qui intéressent l'humanité, la civilisation.
    C'est au nom des  religions qu'on fait des lois absurdes qui provoquent à la guerre civile et aux massacres dans tous les pays; c'est par les religions que l'on empêche la marche régulière du progrès; c'est par les religions qu'on empêche la République de donner ce qu'elle doit donner, la véritable civilisation, la véritable religion de la conscience, par laquelle un homme sait juger ses défauts et ses vices. Ce sont les religions qui pêchent la République d'affranchir non seulement notre pays, mais toute l'Europe et peut-être le monde entier. (Mouvements divers,)
    Je viens aussi, citoyens, au nom de la justice, an nom de l'égalité, vous demander pourquoi, depuis 1801, depuis l'époque où le grand capitaine Napoléon 1er a fait signer au grand Pie VII ce traité absurde et illégal qui fait payer ceux qui ne doivent rien pour rétribuer ceux qui n'ont pas besoin et auxquels on ne doit rien du tout, pourquoi, dis-je, on n'a pas encore abrogé ce traité. (Mouvements divers.)
    Ce soi-disant grand capitaine (On rit) qui avait servi la République et que la République avait amené à toutes les grandeurs, lorsque son ambition se mit à le travailler comme elle travaille une grande partie des hommes politiques, voulut, pour arriver à ses fins, lier à sa destinée ce qu'on appelle le clergé, et il alla trouver M. Pie VII (On rit) . Il lui dit : Voilà les lois que je vous propose, nous allons les signer tous les deux et nous allons les donner au pays, et le pays ne pourra plus se dégager de notre étreinte. Nous payerons le clergé pendant plusieurs siècle s'il le faut.
    Et voilà pourquoi, depuis 1801, le clergé nous prend, pour certaines années, jusqu'à 53 millions. Il est vrai qu'on prétend avoir fait des économies parce que ce chiffre est descendu à 45 millions.
    On considère cela comme rien. Ces 45 millions qui sortent de la main du gouvernement de la République pour aller dans les mains du clergé, dans les mains des religieux, et on les fait payer par la majorité du peuple qui ne croit pas un rouge mot de tous les mensonges qu'on lui conte. (Rires sur divers bancs.)
    Non, il n'en croit pas un rouge mot ! Et si vous viviez dans nos milieux, si vous fréquentiez les familles du peuple, vous verriez qu'il n'y a que l'obligation qui fait croire le peuple au culte ; mais que la conscience n'y est pour rien. Il n'y a absolument que la charité qu'on fait avec ces 45 millions pour combattre la République qui finit par convaincre les malheureux et les rallier à une religion dont ils ne croient pas un mot.
    Eh bien ! moi, je viens vous demander la loi commune ; je dis au clergé : Oui, nous voulons que tout le monde soit soumis à une même loi, nous voulons que tout le monde vive de son métier ; vivez du vôtre, comme vous pourrez, mais le Gouvernement ne vous doit rien !
    Je sais bien que vous allez me dire que vous êtes liés par les lois concordataires :mais je le répète encore, comment se fait-il que depuis un siècle et surtout depuis vingt-cinq ans que la République existe, vous n'ayez pas pu vous débarrasser de ces lois ? Pourquoi ? parce que les intrigues ont toujours marché ! Tantôt la majorité est à droite, tantôt elle est à gauche, et la République en souffre, et la république reste stationnaire.
    Pourquoi ne bougez-vous pas ? Parce que la Gouvernement est obligé de suivre ces petites intrigues qui se trament dans la chapelle comme ailleurs, et qu'on lui dit : nous sommes soixante ; si tu ne marche pas comme nous voulons, nous allons te briser comme verre et te faire remplacer.
    Alors le Gouvernement qui n'a pas encore cet élan républicain, qui n'a pas encore la République incarnée dans le cœur comme le peuple peut l'avoir, cède à tous ces caprices et la République recule au lieu d'avancer.
    Nous entendons souvent à cette tribune les citoyens ministres même déclarer, et avec beaucoup d'audace, qu'ils n'ont rien à faire avec le clergé, mais qu'ils ne peuvent pas se mettre tout à fait contre lui. Ah ! je le crois bien, Gouvernement! (On rit.) Vous ne pouvez pas vous mettre contre lui, parce que vous êtes éphémère et que, si vous vous mettiez contre lui, dans une demi-heure de temps vous n'existeriez plus: on vous aurait brisé!
    Voilà la situation. Eh bien ! je viens demander au Gouvernement la réforme de ces lois concordataires, de ces lois iniques et injustes et la suppression du budget des cultes.
    Vivez comme vous voudrez! Que les protestants vivent de leur protestantisme; que le catholicisme en fasse autant; que chacun vive de son métier! Car enfin, toutes les religions ne sont que des religions transformées, réformées. Le plus fort rhétoricien d'entre vous ne viendra pas me prouver qu'il y a une religion qui ait toujours existé, qui soit la religion divine, (Exclamations et interruptions à droite.)
    Non ! vous ne pouvez pas me le prouver. Le catholicisme vient d'une autre religion, comme le protestantisme vient du catholicisme, et ainsi de suit. Il n'y a rien de vrai, rien de positif : partout le néant, et à coté du néant le mensonge!
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M. Émile Constant, rapporteur. Messieurs, c'est moins la suppression du budget des cultes que la suppression en quelque sorte des religions que demande l'honorable collègue qui vient de descendre de la tribune.
    Je n'insiste pas; je me bornerai simplement il vous rappeler que par trois votes successifs vous avez maintenu le budget des cultes. J'ajoute que ce n'est pas à l'approche de l'heure où vont expirer les pouvoirs de cette Chambre (Réclamations sur divers bancs), qu'il vous appartient de voter une réforme de cette importance. D'ailleurs, l'état de l'opinion publique n'est pas tel que le désirerait notre honorable collègue ; et, si vous supprimiez le budget des cultes du budget national, vous ne tarderiez pas à le voir réapparaître dans nos budgets communaux. (Interruptions à gauche.) Ce serait donc, en quelque sorte, une réforme à rebours.
    Je vous demande, Messieurs, de repousser la proposition de M. Faberot. (Très bien! très bien!)

M. le président. La parole est à M. Chauvlère, qui est l'auteur, avec MM. Vaillant, Baudin, Sembat et Walter, d'un amendement tendant également à la suppression du budget des cultes.
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M. Chauvière. .... Nous nous rappelons, ..., ces maximes, ces formules toutes faites qui passaient de l'un à l'autre, et dans les discours, et dans les journaux, et dans les brochures, et surtout lors du programme de Belleville, qui est devenu en quelque sorte la charte des revendications, maxima pour les uns, minima pour les autres, du parti républicain tout entier. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche.)
    Voici ces maximes et ces formules : on doit payer le prêtre comme on paye son médecin; l'État n'a pas à se mêler des actes de la conscience ; il doit s'élever au-dessus des croyances de chacun et n'intervenir que pour protéger les uns contre l'intolérance ou le fanatisme des autres, etc., etc.. Je crois que sur ce point du programme le pays s'est nettement prononcé en élisant en majorité ceux qui y avalent souscrit et, en conséquence de cet accord entre les uns et les autres, je pense personnellement qu'il fallait tenir la promesse qu'on avait faite.
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    .... on nous  conseille d'attendre, on nous demande de nous armer de patience.
    Attendre est bien quand on voit poindre la réforme initiale, celle qui permettra de faire toutes les autres, quand elle est là et qu'elle s'annonce avec cette force qui ne permet pas de l'éviter.
    Mais attendre est, ..., une véritable duperie si rien ne point, .........
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    J'en viens à la définition par laquelle on prétend qu'il y a un contrat qui nous oblige, que le budget des cultes est une indemnité, ou la représentation d'un revenu de biens jadis confisqués, de droits spoliés, ou enfin que c'est la rétribution promise d'une fonction.
    S'agit-il d'une fonction ?...... Que l'État proclame sa neutralité dans les choses des cultes comme il l'a fait dans les choses de l'enseignement et je me demande si la nécessité de la rétribution vous apparaîtra encore.
    Quand aux droits spoliés, ...... S'il s'agit des privilèges parmi lesquels on comptait la dîme ecclésiastique, il me suffira de dire que la révolution en a fait justice et que le clergé lui-même en a fait en partie l'abandon dans la nuit du 4 août.
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    Il y a un dernier argument: c'est l'argument historique, celui qui domine tout le débat et qui doit faire disparaître toute  hésitation de notre part.
    Nous savons  malheureusement trop pourquoi on a rompu dans ce pays les rapports entre le clergé et l'État, pourquoi la Révolution s'est violemment séparée du clergé. C'est qu'à l'aube de la Révolution, et malgré quelques-uns de ses membres qui ont été par lui honnis et persécutés pour cela, le clergé a été l'ennemi irréconciliable de l'ordre de choses établi par l'Assemblée Constituante de 1789; c'est que le clergé et été le conspirateur constant, à l'intérieur, contre la sûreté du pays; c'est que les membres du clergé ne pouvant plus conspirer à l'intérieur, ont été les agitateurs redoutables, à cause de leur caractère sacerdotal même, dans le Midi et dans l'Ouest, qui, bréviaire en poche et fusil au poing, appelaient à Quiberon les troupes d'Angleterre contre les armées de la France. C'est que le clergé lui-même s'est mis hors la loi.
    Il a fallu le régime impérial, comme le disait tout à l'heure notre collègue M. Faberot, pour jeter un voile d'oubli sur ce triste passé et établir le régime concordataire que nous subissons, en haine des républicains et surtout par crainte de la liberté. Il n'a guère eu, je crois, à se louer de pareils auxiliaires.
    Les biens, les immeubles, les droits ont sans doute une valeur, mais estime-t-on pour rien le sang des soldats tombés pour la défense de la République ?
    En tout cas, Il y a eu des promesses faites: il y a pour les républicains un devoir à remplir; il y a pour eux à relier leur histoire à la tradition du siècle dernier; ils doivent supprimer une mesure qui n'a été dirigée que contre eux et contre le régime qu'ils aiment.
    Je fais appel à eux-mêmes et je leur dis : Qu'Ils ne considèrent pas celui qui parle, ni l'opinion qu'il représente; qu'ils ne regardent qu'eux-mêmes, qu'ils ne considèrent que la raison d'être de la République; qu'ils fassent en sorte que la liberté de penser soit proclamée en face des menées cléricales; qu'ils réalisent un des articles du programme de Gambetta qui leur fut si cher, et qu'ils suppriment enfin le budget des cultes. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
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L'amendement de MM. Faberot et Chauvière recueillera 181 voix contre 310.
M. Charles Dutreix proposera la résolution suivante :
" La Chambre, considérant que le gouvernement républicain a le devoir d'assurer à tous les citoyens la libre pratique de leurs croyances, mais que le maIntien du Concordat est incompatible avec le caractère laïque de l'État ; que de plus le budget des cultes, qui on est la conséquence, impose à tous les contribuables les frais des divers cultes reconnus, lesquels ne devraient incomber qu'à ceux qui les professent, invite le Gouvernement à procéder dans le plus bref délai à l'examen des voies et moyens propres à amener la dénonciation du Concordat et la suppression du budget des cultes. "

Elle recueillera 212 voix contre 315.
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