Le Siècle daté du 26 janvier 1905
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A L'ÉVÊCHÉ DE COUTANCES

                Coutances, le 18 janvier

    Dès que j'ai mis le pied hors de la gare, j'aperçois les toits qui se profilent comme de larges gradins d'ardoises  savamment échelonnés sur les flancs de la haute colline où s'est construite Coutances ...
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    J'expose le motif de ma venue ; tout en faisant tourner ses doigts potelés, Mgr de Coutances m'écoute parler longtemps, très longtemps ... Je m'arrête, alors il renverse son buste dans son fauteuil, me fixe à travers ses lunettes et me répond en ces termes :
    " - Monsieur, je ne dirai rien, rien ( et l'évêque accentue le mot). Je suis l'adversaire résolu de ces divulgation de nos sentiments par la voie de la presse. En conséquence, n'espérez rien obtenir de moi.
    - Monseigneur, je ne puis que respecter votre volonté et, en ce cas, me retirer. Toutefois, laissez-moi vous faire remarquer qu'à l'époque où nous vivons les mœurs se sont transformées, la presse est devenue un instrument nécessaire, indispensable, je dirai même qui peut souvent rendre des services.
    - Je ne prétends pas le contraire, mais c'est mon système, à moi, de ne rien révéler et je ne le changerai pas.
    - Cependant la presse est un peu un quatrième pouvoir dans l'État.
    - Hélas !
    - Et, Monseigneur, si vous ne voulez rien dire, peut-être pourriez-vous me confier une de vos lettre pastorale dans laquelle serait exposées vos idées sur la séparation.
    -J'aurais une lettre sur ce bureau, que je ne vous la remettrais pas ; je vous l'ai dit, mon système est de me taire.
    - Je n'ai, Monseigneur, qu'à m'incliner et à déplorer ce refus.
    - Je le regrette, mais monsieur, je trouve l'immixtion de la presse dans nos affaires, laissez-moi vous le dire, un peu indiscrète."
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A L'ÉVÊCHÉ DE CHARTRES

        Chartres, le 25 janvier
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Je savais que le titulaire du siège, Mgr Mollien, était décédé, mais je me proposais de voir un des vicaires capitulaires, M. l'abbé Fournier.
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    - "Hélas, s'exclame-t-il en levant les bras au ciel, que voulez-vous que moi, pauvre vicaire, je vous dise ; je n'ai aucune qualité pour parler de questions aussi graves, et l'on se demandera ce que vient faire mon opinion au milieu des opinions émises par ceux qui ont le droit d'en avoir, par nos évêques ; je vous prie, ne m'interrogez pas."
    Comme j'insiste, le vénérable prêtre reprend :
    - "Un vieux chanoine d'Amiens, qui était un ami de Mgr Mollien, lui écrivait, quelques jours avant sa mort : "Surtout, qu'on ne touche pas au Concordat." Eh bien, tel est mon avis et tel est, je crois, l'avis de tous les prêtres de ce diocèse. Mais aujourd'hui est-ce bien utile de parler de la séparation de l'Église et de l'État ? Le ministère étant tombé, je ne crois pas la réalisation de cette réforme prochaine ; en tous cas, elle n'aura pas lieu avant les élections et les élections pourront amener une majorité qui ne voudra pas la faire. Je pense que le péril qui nous menaçait et qui était imminent est désormais écarté et que cette séparation ne sera pas faite, ou, du moins, ne sera pas faite dans les conditions dans lesquelles on voulait l'exécuter. Ce ne sera ni le projet Briand, ni le projet Combes, ni même celui de la commission qui sera voté, si l'on en vote un ; ce sera un projet, revu et corrigé d'abord par la Chambre et ensuite amendée par le Sénat qui verra peut-être le jour, et cela dans longtemps, dans très longtemps ; je vous le répète, le ministère de M. Combes étant tombé, le danger n'est heureusement plus immédiat.
    "Quant à la question de la location des immeubles consacrés au culte, je suis, sans crainte d'être démenti, vous affirmer que tous les prêtres de ce diocèse sont les adversaires résolus de ce système et sont prêts à le combattre. Toutefois, sur ce point délicat, nous recevrons de Rome des instructions auxquelles nous nous conformerons. Si, par un hasard extraordinaire, le Saint-Père décidait que nous devons accepter la location de nos églises et de nos presbytères, nous nous soumettrons, mais il faudra pour cela un ordre formel ; je doute que le Saint-Siège nous le donne jamais. Voilà tout ce que je puis vous dire."
    Je remercie M. L'abbé Fournier de sa courtoise réception, puis je reprends le chemin de la gare.
    Je rencontre en route un des curés de Chartres ; naturellement, nous causons. Tout à coup il tire de sa poche un numéro du Siècle, le déplie et me donne lecture d'un des derniers articles de mon collaborateur Raoul Allier.
    - " Permettez-moi, me dit-il, de ne point être du tout de l'avis de votre confrère. Il écrit qu'il y a des faits accomplis sur lesquels on ne revient pas. La prescription peut effacer, au bout d'un temps plus ou moins long, les délits et les crimes commis par des particuliers, mais les vols et les crimes commis par une nation ne se prescrivent pas. L'homme meurt au bout d'un chiffre d'années ; la nation elle, survit. Mon opinion est celle-ci. Autant pour les spoliations qui ont été commises vis-à-vis des protestants en 1685, que pour les spoliations dont ont été victimes les catholiques en 1789, la justice et l'équité exigent ou une restitution entière ou une compensation discutée et acceptée de gré à gré.
    "Franchement, ce serait trop commode s'il suffisait que , le 2 novembre 1789, par 568 voix, l'Assemblée ait voté une loi spoliatrice et que la Révolution ait surenchéri sur cette loi pour qu'il n'y ait plus qu'à se taire. Que dirait M. Raoul Allier si demain la Chambre décrétait : "Tous les immeubles, toutes les presses, tout le matériel industriel qui appartiennent aux directeur et aux rédacteurs de journaux sont à la disposition de la nation"?
    "Il trouverait peut-être la loi inique et jetterait les hauts cris. C'est ce que nous faisons. Vous voyez, monsieur, il ne suffit pas de dire qu'on ne refait pas l'histoire après un certain temps écoulé ; si l'on ne refait pas l'histoire, un peuple peut et doit toujours réparer les erreurs ou les fautes qu'il a commises, l'histoire le lui permet.
    « Un argument plus juste est celui-ci :Que l'on calcule le budget réel, on verra qu'en plus de la somme acceptée, il a été versé près de trois milliards Eh bien, si cela est exact, il y a compte à faire. Que de l'autre côté on calcule la valeur des immeubles qui ont été pris au clergé, qu'on additionne le montant des loyers qui auraient été payés pendant un siècle et qu'on fasse la balance ; on jugera alors si c'est l'État ou l'Église qui est lésé dans le marché du Concordat.
Si le total donne un excédent en notre faveur, je dirai que l'État, en 1905, se déclarant propriétaire des édifices antérieurs au Concordat fournit à tous la preuve éclatante que la force prime le droit.
« Quant à la bienveillance de nos détrousseurs nous n'y croyons pas et nous n'en voulons pas »
Mais j'étais à la gare et je pris congé de mon bouillant interlocuteur

Éric Besnard


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