Sénat
Session extraordinaire de 1905

9 novembre 1905
Discussion du projet de loi concernant la séparation des Églises et de l'État
(1ère journée, réduite et annotée)

M. le président : Il a été déposé sur le bureau du Sénat quatre motions préjudicielles ...
     La première motion, signée de MM. Ponthier de Chamaillard, le vice-amiral de Cuverville, Charles Riou, de Lamarzelle, le vice-amiral de la Jaille, Dominique Delahaye, Bodinier, le Comte de Goulaine, de Béjarry, le général de Saint-Germain, Maillard, Merlet et le marquis de Carné, est ainsi conçu :
          « Le Sénat,
     « Considérant que le Concordat constitue au plus haut chef un contrat synallagmatique ;
     « Que le Concordat n’ayant été ni régulièrement dénoncé, ni amiablement résilié, la loi que le Sénat est appelée à voter ne pourra être exécutoire,
     « Dit qu’il n’y a pas lieu de passer à la discussion. »
...
M. Ponthier de Chamaillard : ... ; ne veuillez pas, ..., voir dans cette motion un moyen dilatoire ; n’y voyez rien qui ressemble à une manœuvre d’obstruction. ..... Il s’agit en effet de savoir s’il y a un pacte, s’il y a une convention avec une autre personne et s’il est possible à un parlement, à un gouvernement de briser cette convention, en dehors de toute entente avec l’autre partie contractante. Il s’agit de savoir si une loi peut être plus forte qu’un traité, peut annihiler un traité qui a été fait avec le chef d’une puissance étrangère. (Très bien ! très bien ! à droite.)
     Ah ! Messieurs, .... ; si nous nous trouvions en présence d’une puissance autre que cette puissance morale qu’est le Saint-Père, le chef des catholiques, soyez sûrs que vous y regarderiez à deux fois avant de briser un traité, avant de le rompre, avant de faire un acte d’autorité qui est en même temps un coup de force. (Très bien ! - Vive approbation sur les mêmes bancs.)
     Malheureusement, le souverain pontife ne possède pas les cuirassés de Sa Majesté Britannique ; il n’a pas les canons qui sont à la disposition du Kaiser. (Exclamations à gauche)

M. Maxime Lecomte, rapporteur : Il a ceux de l’Église !

M. Ponthier de Chamaillard : Il n’a qu’une autorité morale.... J’espère bien vous démontrer qu’il n’est pas permis au Gouvernement français de s’affranchir, par la puissance de sa seule volonté, d’une convention qui est la loi des parties et qui sera la loi des parties jusqu’à ce qu’elle ait été brisée, et brisée régulièrement.

M. d’Aunay : Il va l’être.

M. Ponthier de Chamaillard : ... Mais le Concordat c’est une convention ! Le Concordat c’est un pacte § Depuis quand peut-on briser les actes qui ont été faits d’un commun accord par la volonté d’une seule des parties contractantes ? (Très bien ! à droite.)
     Depuis quand a-t-on le droit de se faire justice à soi-même ? Depuis quand a-t-on le droit de violer la parole qu’on a donnée et de s’inscrire en faux contre la signature dont on est l’auteur ? Et c’est ce que vous faites ! (Applaudissements à droite.)
     Si vous lisez, ..., les termes mêmes de l’article 1134 du code civil ...[ vous y lirez] « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise. »
....
     Dans l’article 44 vous proposez de supprimer la loi organique, qui a paru en l’an X et qui a effectivement promulgué le Concordat. Mais le Concordat existait et il était valable en dehors de sa promulgation. (M. le ministre de l’instruction publique, des beaux-arts et des cultes fait un signe de dénégation.)
     Il ne valait pas en dehors de sa promulgation , semble me dire M. le ministre de l’instruction publique ; voilà une leçon à laquelle je ne m’attendais pas.

M. Vallé , président de la commission : Comme loi du pays, il valait, selon vous, en dehors de sa promulgation ?

M. Ponthier de Chamaillard : Comme loi du pays, il ne valait pas effectivement.
...
     Mais à l’égard de l’autre partie contractante, il valait et il avait force de loi. (Très bien ! à droite.)
 Est-ce que vous publiez au Journal officiel tous les traités diplomatiques qui interviennent et qui sont signés ? Est-ce que quand vous faites un convention, cette convention, à moins de cas spéciaux, doit être soumise au Parlement ?

M. le président de la commission :  Toujours.

M. Ponthier de Chamaillard : ... Oui, vous abrogerez la loi, c’est entendu ; mais il restera la convention. (dénégation à gauche.)
     Oui, la convention survivra : il n’a été dit nullement dans la convention qu’elle ne serait valable qu’après sa promulgation : cette convention produisait ses effets par elle-même. Remontez en arrière dans l’histoire de France. Est-ce que vous n’y voyez pas que toutes les conventions, à partir du jour où elles étaient signées par les chefs des différents pays, recevaient leur application ?
     Il n’y a pas longtemps, nous discutions ici sur le traité d’Utrecht.  (Bruit à gauche.) Je n’ai pas appris qu’il ai jamais paru au Journal officiel.

M. Léonce de Sal : Le Journal officiel n’existait pas alors.

M. le rapporteur :  C’est exprès que vous faites de l’anachronisme ?
...
M. Ponthier de Chamaillard : ... savez-vous ce qui nous menace ? C’est qu’on puisse à un moment donné sous des prétextes qui seraient facilement trouvés par certains gouvernements (Très bien ! - C’est cela ! à droite), nous enlever ces églises ..... Et voilà pourquoi j’espère bien que nous ne nous soumettrons pas. (Exclamations à gauche.)

M. Maurice-Faure : Vous êtes donc anarchiste ?

M. le président de la commission :  C’est un bel exemple à donner.

M. Ponthier de Chamaillard : Ah ! ces hommes qui sont les apôtres et les approbateurs de toutes les révolutions contre les divers régimes et les divers gouvernements qui ses ont succédés en France, ils trouvent que c’est un mauvais exemple à donner que de parler de la force et de l’insurrection, eux qui viennent de l’insurrection !

M. le président de la commission :  Tous les partis en viennent, de l’insurrection !

M. Ponthier de Chamaillard : Mais en France, votre parti ne vient que de l’insurrection et vous n’êtes au pouvoir que par l’insurrection ; c’est elle qui vous a donné le jour et qui vous a portés jusqu’au pouvoir.

M. Vallé, le président de la commission :  Henri IV aussi est sorti de l’insurrection ; toutes les dynastie viennent de l’insurrection.

M. Ponthier de Chamaillard : Par conséquent, je répète que nous avons le droit de faire ce que j’indique et que nous le ferons, non mus par le goût de l’insurrection, mais pour faire respecter nos droits, ces droits qui ont été écrits dans le Concordat, et dont vous n’avez pas la faculté de nous dépouiller.
...
M. le rapporteur : Comment, messieurs, nous serions tenus indéfiniment parce que le gouvernement de notre pays aurait conclu avec le pape une convention !
     Je sais bien que nous ne sommes plus tenus par le concordat de 1516, conclu entre Léon X et François 1er, parce que ce concordat aurait été remplacé par celui de l’an IX ; mais je vous demanderais alors pourquoi vous parlez du concordat de 1801, puisqu’il a été remplacé par celui de 1817, signé par le même pape Pie VII et Louis XVIII ? C’est à cette convention alors qu’il faut s’en tenir ? C’est la dernière.
     Pourquoi ne s’est-on pas arrêté au concordat de 1817 ? Est-ce qu’il n’était pas favorable à l’Église ? Est-ce que le Saint-Siège n’en désirait pas le maintien ? Est-ce qu’il ne l’avait pas ratifié autant qu’il était en lui ? Ne l’avait-il pas promulgué ? C’est qu’en France on a dit : Il y a une loi d’État, une loi nationale. Il y a une loi du 18 germinal an X, à laquelle une convention avec le Souverain Pontife ne peut pas toucher ; il faut soumettre au Parlement la nouvelle convention. On s’est trouvé ainsi en présence d’une entreprise impossible ; on y a renoncé.
...
     Sous la Restauration, il a été reconnu qu’il n’y avait que la loi de l’an X qui obligeait les citoyens français et qu’une nouvelle convention signée avec le Saint-Siège ne pouvait pas modifier cette loi nationale.
...
     Mais lorsqu’on a cité ici comme une règle absolu, ..., l’article 1134 du code civil, il aurait fallu aller un peu plus loin, jusqu’à l’article 1184, ainsi conçu :
     « La condition résolutoire est sous-entendue dans les contrats synallagmatiques pour les cas où l’une des parties ne satisfera pas à ses engagements. »
     Est-il douteux pour quelqu’un, dans cette Assemblée, que le Concordat a été inexécuté de par la volonté du Saint-Siège, que les violations de ce pacte ont été continues, très graves, et se sont accentuées dans ces derniers temps ?
....
     .... si nous avions eu affaire, ..., à une puissance temporelle s’appuyant sur une force matérielle considérable, il y a longtemps que, le traité en question étant ainsi violé par la partie adverse, nous aurions déclaré que pour nous il n’existait plus et nous aurions reculé devant aucun moyen pour faire respecter  les droits de la France. (Exclamations et rires à droite.)
...
(Motion préjudicielle repoussée par 183 voix contre 30)

M. le président : Nous passons à la discussion de la motion préjudicielle présentée par MM. le vice-amiral de Cuverville, Bodinier, Dominique Delahaye, le comte de Goulaine, Charles Riou, le vice-amiral de La Jaille, le marquis de Carné, de Lamarzelle et Ponthier de Chamaillard.
     Elle est ainsi conçue :
          « Le sénat,
     « Considérant que le projet de loi portant séparation des Églises et de l’État doit entraîner des modifications profondes dans l’organisation actuelle des cultes et dans les habitudes séculaires de nos populations ;
     « Décide de surseoir à toute discussion de ce projet jusqu’à ce que - à défaut d’une indication donnée par le suffrage universel, indication que justifierait la gravité d’un acte qui préoccupe la grande majorité des familles groupées dans les communes - les conseils municipaux, tout au moins, aient été consultés ; il invite, en conséquence, le Gouvernement à procéder d’urgence à cette consultation. »

M. l’amiral de Cuverville : ... De quoi s’agit-il ? Il ne s’agit de rien moins que de faire une France nouvelle, une France sans Dieu, c’est à dire une France contre Dieu. On s’applique à creuser entre cette France de demain et cette France d ‘aujourd’hui un abîme infranchissable. On renie les origines chrétiennes de notre pays et on fait à Dieu, à Dieu qui a crée la France si grande, si généreuse et si belle, le plus grand des outrages qu’on puisse lui faire, celui de l’ignorer officiellement, volontairement, et de propos délibéré. ...
     ... la France peut y perdre son unité nationale ; elle peut y perdre sa grandeur , sa sécurité, peut-être même son existence. (Assentiments à droite.)
     Et,...,  je déclare que nul n’a le droit d’imposer au pays une apostasie qui serait en même temps un suicide national. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs )
....
     Le 20 janvier 1903, à l’occasion de la suppression du budget des cultes, réclamée par M. Allard, M. Combes, président du conseil, qui défendait alors le Concordat et le budget des cultes avec autant d’ardeur qu’il devait en apporter quelques mois plus tard à les combattre, déclarait en propres termes : « qu’il est impossible, par un vote de majorité ou par un trait de plume, d’effacer les quatorze siècles écoulés, et que les idées morales, telles que les Églises les donnent, sont des idées nécessaires. »
....
M. Béranger, de sa place : .... Aussi hostile que peut l’être l’honorable amiral de Cuverville à un très grand nombre des dispositions principales de la loi elle-même, nous ne partageons pas son avis sur les propositions qu’il vient de développer. Nous croyons, ..., que ses arguments, ...,peuvent être très légitimement invoqués quand à la motion qui sera faite tout à l’heure de ne pas voter la loi avant d’avoir consulté le suffrage universel, mais nous croyons que cette consultation des conseils municipaux serait contraire aux traditions jusqu’à présent suivies, et contraire en même temps, sinon au texte, au moins à l’esprit de la Constitution. Il n’appartient pas aux conseils municipaux de délibérer sur les questions politiques, quelle que soit leur nature, surtout sur celles d’une aussi haute gravité ; ...nous voterons contre la proposition. (Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs.)
(Il faudrait regarder ce que dit à ce sujet la Constitution de 1958. Sinon, ce serait peut-être une bonne idée si les conseils  municipaux pouvaient simplement donner un avis en cas de vote d’une loi concernant la vie communale .... Non ?)
.....
(La motion préjudicielle sera repoussé par 205 voix contre 49)

M. le président : MM. de Lamarzelle, le comte de Goulaine, Dominique Delahaye, le vice-amiral de Cuverville, le marquis de Carné et Bodinier, ont présenté une motion préjudicielle qui est ainsi conçue :
     « Le Sénat décide que le projet de loi sur la séparation des Églises et de l’État ne seraient discuté qu’après les élections législatives de 1906. »

M. de Lamarzelle :... Aux dernières élections législatives, ..., 129 députés seulement sur 580 avaient accepté dans leurs programmes la séparation ; et il est certain que la majorité des élus avait reçu mandat de ne pas toucher à l‘acte qui depuis 1801 régit en France les rapports de l’Église et de l‘État. (Marques d‘approbation à droite.)
     En effet, aussitôt après les élections, quand la question a été posée devant la Chambre, une majorité compacte, nombreuse a voté, lors de la discussion du budget, contre la séparation.
     ..... ; et personne n’a oublié que, de tous les présidents du conseil, celui qui depuis le 16 Mai, a demandé le plus énergiquement de tous le maintien du budget des cultes a été M. Combes. (Nouvelles marques d’approbation sur les mêmes bancs.)
...
     Eh bien, depuis mai 1902, le suffrage universel n’a pas parlé. Où est donc votre droit de dire qu’il vous donne en ce moment un mandat tout contraire à celui que vous avez reçu de lui il y a quatre ans ?
...
     Le projet de loi est déposé ici venant de la Chambre en juillet dernier à la veille de la fin de la cession. La commission travaille à peine quelques jours et nomme aussitôt l’un de ses membres pour rédiger un rapport. Elle fait comme nous, elle part en vacances ; nous ne pouvons pas déposer nos amendements.
...
     On nous promis une discussion libre. Oui, elle le sera, j’en suis convaincu, du côté de la droite. ...
     Je ne violerai  ... aucun secret ... en disant qu’il est des membres de la gauche qui voudraient ... chercher à amender [la loi] dans le sens de leurs opinions ; mais ceux-là ne parleront pas parce que la consigne est de ne pas parler. (Réclamations à gauche.- Très bien ! très bien ! à droite.)
     La consigne est de ne pas parler et de laisser parler la droite. Pour une loi de cette importance il n’y aura qu’une discussion-monologue, c’est à dire l’ombre d’une discussion. C’est en bloc qu’on veut vous faire voter la loi de la Chambre ; traître parmi vous serait celui qui tenterait d’en changer un iota. (Bruit.)

M. Defarge : Que voulez-vous ? Nous ne pouvons pas discuter une proposition qui nous plaît. Pourquoi discuterions -nous ? (Exclamations à droite.)
...
M. l’amiral de Cuverville : C’est un coup d’État parlementaire.

M. le président de la commission : ...vous réduiriez le parlement à l’impuissance si vous veniez prétendre, chaque fois qu’une loi est sur le point de venir en discussion, qu’il faut attendre que les électeurs soient consultés.
....
M. de Lamarzelle : ... je vous répondrai deux choses : en premier lieu, c’est qu’il s’agit d’une question d’une importance exceptionnelle, d’une importance telle que depuis cent ans le parlement n’en a pas eu à résoudre une semblable. (Très bien ! à droite.)
     En second lieu, c’est une Chambre qui voit ses pouvoirs près de disparaître, c’est un Sénat dont un tiers est mourant qui trancherait cette question. (Applaudissements à droite)
(Il ne s’agit pas de l’état de santé des sénateurs ; mais du tiers renouvelable tous les trois ans)
(La motion préjudicielle est repoussé par 174 voix contre 101)

M. le président :  Nous en arrivons, ... ,  à une quatrième motion préjudicielle présentée par MM. Charles Riou, de Lamarzelle, le comte de Goulaine, le vice-amiral de Cuverville, le vice-amiral de la Jaille, Dominique Delahaye, Ponthier de Chamaillard, Bodinier, le général de Saint-Germain, le marquis de Carné, Maillard, Paul Le Roux et Brager de La Ville-Moysan.
     Elle est ainsi conçue :
     « Les soussigné demandent l’ajournement de la discussion du projet de loi sur la séparation des Églises et de l’État, voté par la Chambre des députés, jusqu’après les élections sénatoriales du moi de janvier 1906, qui comprennent le tiers des sénateurs actuels. »
....
(Motion repoussée par  190 voix contre 50)

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©Maurice Gelbard
9, chemin du clos d'Artois
91490 Oncy sur École
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