"Archives Israélites"
Jeudi 13 juillet 1905

Nouvelle situation
Nouveaux devoirs

    Le régime nouveau sous lequel le Judaïsme en France va être appelé à vivre lui crée de nouveaux et impétueux devoirs.
    Tout d'abord il devra tirer de son propre fonds la totalité des ressources dont l'État lui fournissait bénévolement une grand partie. Habitué de longue date - voici près de trois quarts de siècle - à émarger aux caisses gouvernementales, la privation de cette prébende lui sera quelque peu pénible. Mais ce n'est  là qu'un souci d'argent et nous avons trop bonne opinion du Judaïsme français pour ne pas admettre un seul instant que cette question financière sera résolue avec la libéralité qu'Israël a toujours montré pour son culte.
    Quand on se rappelle les sacrifices considérables que s'imposaient nos pères qui habitaient dans les Ghettos et y menaient la vie misérable de colporteurs ou de revendeurs, pour satisfaire aux nécessités religieuses, on a pleine confiance que leurs descendants, plus favorisés à tous les points de vue, sauront assurer la représentation digne du culte.
    Les questions d'organisation seront moins aisées à résoudre, car la centralisation consistoriale à outrance qui constituait le type du régime que la Séparation va supprimer, n'a admis qu'un fort petit nombre de coreligionnaires à participer à la gestion des intérêts cultuels.
    Et comme le cumul des fonctions administratives n'a pas été interdit, qu'au contraire il a été largement pratiqué, il en est résulté que le recrutement de ceux qui étaient appelés à s'occuper des affaires de la Kehila s'opérait dans un milieu très restreint et que la grand masse des israélites est restée étrangère aux besoins de la Synagogue, qu'elle ignore totalement.
    Il lui faudra faire son apprentissage qui se trouvera singulièrement facilité, si le personnel qui a dirigé jusqu'à ce jour les affaires religieuses avec un zèle auquel nous nous plaisons de rendre à rendre hommage, se résigne à admettre qu'une situation nouvelle commande une organisation nouvelle et surtout un esprit nouveau, et consent à associer un plus grand nombre de personnes aux responsabilités qu'il a jusqu'à ce jour seul assumées et qu'il lui était relativement facile de supporter, grâce à l'appui tutélaire de l'État auquel seul il avait des comptes à rendre.
    Le grand vice du système consistorial a été, nous le répétons, la concentration en un petit nombre de mains de tous les pouvoirs, de toutes les initiatives.
    C'était le régime de l'oligarchie qui n'a jamais donné de bons fruits, car, par sa nature même, sa puissance illimitée et sans frein, il verse facilement dans les abus et est condamné à méconnaître, sinon à ignorer les aspirations dont il n'a pas lieu de se préoccuper.
    Quand on songe que six hommes seulement se trouvaient investis de la gestion des intérêts religieux et administratifs d'une communauté qui, comme celle de Paris, compte tout près de 60 000 âmes, qu'ils ont la haute main sur toutes ses institutions et ses œuvres, qu'il leur est loisible de diriger à leur gré, on reconnaîtra que le mot d'oligarchie que nous employons n'est pas excessif pour qualifier l'organisation présente du culte israélite.
    Supposons ces six hommes investis de ce redoutable pouvoir, doués de toutes les qualités d'administrateurs souhaitables - et c'est une hypothèse qui s'est réalisée plus d'une fois - Il n'en est pas moins vrai qu'ils peuvent se tromper et d'autant plus facilement que leurs délibérations et décisions étant prises en comité secret ne subissent pas la critique toujours utile de l'opinion publique.
    Ils engagent, sous leur seule responsabilité et de leur propre jugement, privé de tout contrepoids, l'avenir de la Communauté et leurs erreurs peuvent lui coûter cher.
    On a souvent reproché aux Israélites de Paris l'indifférence obstinée et incurable qu'ils marquent pour les intérêts de leur culte.
    Comment auriez-vous voulu, surtout avec les idées religieuses ou plutôt irreligieuses régnantes, qu'ils en prissent souci, alors qu'ils savaient que le Consistoire n'avait que faire de leur avis, qu'il était en droit de ne tenir aucun compte de leurs observations ou réclamations, qu'il était, en un mot, maître d'agir à sa guise et suivant la conception particulière, et qui pouvait être fausse, qu'il se faisait des intérêts dont il avait la charge sans partage avec le corps électoral.
    Pour que les masses tenues jusqu'à présent systématiquement à l'écart de l'administration israélite témoignent à notre culte d'autres sentiments, il est de toute nécessité qu'elles soient plus largement représentées dans nos Conseils dirigeants. C'est le seul moyen de réveiller le zèle pour les choses de la religion, c'est le seul aussi qui, en élargissant les bases de l'organisation administrative, la mettra en contact plus fréquent avec l'opinion publique, et de ce concert intime entre dirigeants et dirigés, de cet échange continuel d'idées et de vues, ayant pour objectif l'intérêt mieux compris, mieux entendu de nos œuvres religieuses résultera, pour celle-ci, une existence plus florissante, plus féconde.
    Ce ne sont donc plus des conseils de six personnes qui devront gérer une Communauté de l'importance de celle de Paris, mais composés au moins de vingt-cinq membres recrutés par vois d'élection, dans tous les milieux, de façon à être l'image réduite mais fidèle de notre grande Kehila avec la variété de ses aspects, la diversité de ses opinions, l'expression sincère et réfléchie de ses besoins et de ses aspirations. Et au lieu de délibérer dans le secret, dans l'ombre, ce Conseil s'inspirant de l'exemple donné dans les autres grandes Communautés, celles de Berlin ou de Pesth par exemple, devra, sauf dans les affaires où les questions de personnes sont en jeu, tenir des assises publiques, délibérer à ciel ouvert pour que les résolutions qu'il aura à prendre touchant les grands sujets à l'ordre du jour d'une collectivité de cette importance, donnent lieu à des débats contradictoires et que du crible de la discussion publique sorte la décision la plus mûrie, la plus sage, la plus conforme aux intérêts les mieux entendus.
    Ces débats publics auront encore ce grand avantage, par les comptes rendus qui en seront donnés, de faire l'éducation de nos coreligionnaires en matière de culte, de les familiariser avec tant de question qui méritent de fixer leur attention, de passionner les esprits, d'exercer les intelligences pour le plus grand profit du Judaïsme qui verra ainsi le nombre de ceux qui s'intéressent à ses destinées s'accroître et se multiplier les rangs de ses fidèles et de ses fervents.
    Cette collaboration à l'œuvre du développement religieux et administratif de la Communauté se traduira par une participation plus active à ses charges, et le grand problème de la contribution aux frais du culte qu'on n'est pas arrivé à résoudre dans les conditions actuelles où se meut notre organisation consistoriale se trouvera élucidé. Et les sacrifices d'argent qu'on ne peut demander aux profanes que sont actuellement tant de membres de la Communauté, on les obtiendra facilement de tous ceux qui, en grand nombre, auront été intéressés aux œuvres qui réclament leur concours pécuniaire.
    La question budgétaire ne sera plus abandonnée aux hasards des événements. Grâce à des ressources devenues régulières, à des revenus sur lesquels on pourra tabler, les exercices financiers auront unes assiette assurée. Et tant de réformes, d'améliorations, de développements dans les différents services, ajournés faute de moyens, pourront être accomplis pour le plus grand bien des institutions religieuses qui, suffisamment dotées, seront à même de produire tous les bienfaits qu'on en attend.
    Il serait à souhaiter qu'on profitât de l'occasion pour ouvrir les rangs des diverses administrations à l'élément jeune de notre Communauté. Actuellement, ce sont des hommes mûrs qu'on appelle à siéger dans les différents conseils qui s'occupent des intérêts religieux ou charitables de la Communauté. On se défie un peu des jeunes gens, de leur inexpérience et, plus encore, de leur enthousiasme, d'une ardeur qui dépasse quelquefois le but.
    Cette catégorie de coreligionnaires - nous parlons des hommes entre vingt-cinq et trente-cinq ans - tenue ainsi éloignée des administrations religieuses, c'est une précieuse force perdue pour notre culte qui n'est pas tellement riche en personnes de bonne volonté pour la dédaigner. Il y a là une réserve d'initiatives, de dévouements qu'on laisse s'user dans l'inaction, alors qu'elle trouverait si heureusement à s'employer, sans compter que ces jeunes n'ayant pas fait leur apprentissage sont, devenus plus âgés, de médiocres recrues pour nos administrations où ils arrivent à l'ancienneté sans connaître un mot des questions qu'ils auront à résoudre.
    Mais en dehors de cette considération particulière, d'ordre intérieur, il y en a une autre, d'ordre général, qui commande de s'appuyer sur la jeunesse, de faire appel à son concours généreux, à son activité dans cette œuvre de réorganisation du Judaïsme . C'est un moyen - et nous n'en avons pas tant à notre disposition - grâce auquel nous pourrons retenir dans les rangs de la Communauté ces jeunes qui nous échappent, par suite de l'action si désastreuse exercée sur leur intelligence par les doctrines à la mode.
    Que ce soit l'amour-propre, la vanité ou la satisfaction de voir leurs services utilisés qui, à défaut de mobiles plus élevés, leur fassent accepter des fonctions dans la Communauté, les liens qui les unissent à elle, et qui étaient prêts à se briser, se trouveront resserrés et leur attachement au culte, ainsi que celui de leur famille, en retirera une force nouvelle.
    Or, avoir les jeunes avec soi dans l'œuvre de réfection du judaÏsme et d'entretien des œuvres qui le vivifient, c'est l'avenir religieux d'Israël assuré, c'est le maintien de la chaîne des traditions, c'est la continuité de ses efforts, c'est la permanence de son action nécessaire dans le travail religieux de l'humanité !
    C'est pourquoi tous ceux qui ont quelque souci de ses destinées doivent souhaiter que la jeunesse soit sollicitée d'y collaborer activement et de leur apporter lers trésors bouillants de cette généreuse ardeur dont le Judaïsme, édulcoré et adultéré de notre temps, a si grand besoin pour reprendre vie et courage, pour galvaniser ses énergies latentes et jouer un rôle actif dans la société.
                                    H. Prague
La loi sur la séparation
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