Le régime nouveau sous lequel le Judaïsme
en France va être appelé à vivre lui crée de
nouveaux et impétueux devoirs.
Tout d'abord il devra tirer de son propre fonds
la totalité des ressources dont l'État lui fournissait bénévolement
une grand partie. Habitué de longue date - voici près de
trois quarts de siècle - à émarger aux caisses gouvernementales,
la privation de cette prébende lui sera quelque peu pénible.
Mais ce n'est là qu'un souci d'argent et nous avons trop bonne
opinion du Judaïsme français pour ne pas admettre un seul instant
que cette question financière sera résolue avec la libéralité
qu'Israël a toujours montré pour son culte.
Quand on se rappelle les sacrifices considérables
que s'imposaient nos pères qui habitaient dans les Ghettos et y
menaient la vie misérable de colporteurs ou de revendeurs, pour
satisfaire aux nécessités religieuses, on a pleine confiance
que leurs descendants, plus favorisés à tous les points de
vue, sauront assurer la représentation digne du culte.
Les questions d'organisation seront moins aisées
à résoudre, car la centralisation consistoriale à
outrance qui constituait le type du régime que la Séparation
va supprimer, n'a admis qu'un fort petit nombre de coreligionnaires à
participer à la gestion des intérêts cultuels.
Et comme le cumul des fonctions administratives
n'a pas été interdit, qu'au contraire il a été
largement pratiqué, il en est résulté que le recrutement
de ceux qui étaient appelés à s'occuper des affaires
de la Kehila s'opérait dans un milieu très restreint
et que la grand masse des israélites est restée étrangère
aux besoins de la Synagogue, qu'elle ignore totalement.
Il lui faudra faire son apprentissage qui se trouvera
singulièrement facilité, si le personnel qui a dirigé
jusqu'à ce jour les affaires religieuses avec un zèle auquel
nous nous plaisons de rendre à rendre hommage, se résigne
à admettre qu'une situation nouvelle commande une organisation nouvelle
et surtout un esprit nouveau, et consent à associer un plus grand
nombre de personnes aux responsabilités qu'il a jusqu'à ce
jour seul assumées et qu'il lui était relativement facile
de supporter, grâce à l'appui tutélaire de l'État
auquel seul il avait des comptes à rendre.
Le grand vice du système consistorial a été,
nous le répétons, la concentration en un petit nombre de
mains de tous les pouvoirs, de toutes les initiatives.
C'était le régime de l'oligarchie
qui n'a jamais donné de bons fruits, car, par sa nature même,
sa puissance illimitée et sans frein, il verse facilement dans les
abus et est condamné à méconnaître, sinon à
ignorer les aspirations dont il n'a pas lieu de se préoccuper.
Quand on songe que six hommes seulement se trouvaient
investis de la gestion des intérêts religieux et administratifs
d'une communauté qui, comme celle de Paris, compte tout près
de 60 000 âmes, qu'ils ont la haute main sur toutes ses institutions
et ses œuvres, qu'il leur est loisible de diriger à leur gré,
on reconnaîtra que le mot d'oligarchie que nous employons n'est pas
excessif pour qualifier l'organisation présente du culte israélite.
Supposons ces six hommes investis de ce redoutable
pouvoir, doués de toutes les qualités d'administrateurs souhaitables
- et c'est une hypothèse qui s'est réalisée plus d'une
fois - Il n'en est pas moins vrai qu'ils peuvent se tromper et d'autant
plus facilement que leurs délibérations et décisions
étant prises en comité secret ne subissent pas la critique
toujours utile de l'opinion publique.
Ils engagent, sous leur seule responsabilité
et de leur propre jugement, privé de tout contrepoids, l'avenir
de la Communauté et leurs erreurs peuvent lui coûter cher.
On a souvent reproché aux Israélites
de Paris l'indifférence obstinée et incurable qu'ils marquent
pour les intérêts de leur culte.
Comment auriez-vous voulu, surtout avec les idées
religieuses ou plutôt irreligieuses régnantes, qu'ils en prissent
souci, alors qu'ils savaient que le Consistoire n'avait que faire de leur
avis, qu'il était en droit de ne tenir aucun compte de leurs observations
ou réclamations, qu'il était, en un mot, maître d'agir
à sa guise et suivant la conception particulière, et qui
pouvait être fausse, qu'il se faisait des intérêts dont
il avait la charge sans partage avec le corps électoral.
Pour que les masses tenues jusqu'à présent
systématiquement à l'écart de l'administration israélite
témoignent à notre culte d'autres sentiments, il est de toute
nécessité qu'elles soient plus largement représentées
dans nos Conseils dirigeants. C'est le seul moyen de réveiller le
zèle pour les choses de la religion, c'est le seul aussi qui, en
élargissant les bases de l'organisation administrative, la mettra
en contact plus fréquent avec l'opinion publique, et de ce concert
intime entre dirigeants et dirigés, de cet échange continuel
d'idées et de vues, ayant pour objectif l'intérêt mieux
compris, mieux entendu de nos œuvres religieuses résultera, pour
celle-ci, une existence plus florissante, plus féconde.
Ce ne sont donc plus des conseils de six personnes
qui devront gérer une Communauté de l'importance de celle
de Paris, mais composés au moins de vingt-cinq membres recrutés
par vois d'élection, dans tous les milieux, de façon à
être l'image réduite mais fidèle de notre grande Kehila
avec la variété de ses aspects, la diversité de ses
opinions, l'expression sincère et réfléchie de ses
besoins et de ses aspirations. Et au lieu de délibérer dans
le secret, dans l'ombre, ce Conseil s'inspirant de l'exemple donné
dans les autres grandes Communautés, celles de Berlin ou de Pesth
par exemple, devra, sauf dans les affaires où les questions de personnes
sont en jeu, tenir des assises publiques, délibérer à
ciel ouvert pour que les résolutions qu'il aura à prendre
touchant les grands sujets à l'ordre du jour d'une collectivité
de cette importance, donnent lieu à des débats contradictoires
et que du crible de la discussion publique sorte la décision la
plus mûrie, la plus sage, la plus conforme aux intérêts
les mieux entendus.
Ces débats publics auront encore ce grand
avantage, par les comptes rendus qui en seront donnés, de faire
l'éducation de nos coreligionnaires en matière de culte,
de les familiariser avec tant de question qui méritent de fixer
leur attention, de passionner les esprits, d'exercer les intelligences
pour le plus grand profit du Judaïsme qui verra ainsi le nombre de
ceux qui s'intéressent à ses destinées s'accroître
et se multiplier les rangs de ses fidèles et de ses fervents.
Cette collaboration à l'œuvre du développement
religieux et administratif de la Communauté se traduira par une
participation plus active à ses charges, et le grand problème
de la contribution aux frais du culte qu'on n'est pas arrivé à
résoudre dans les conditions actuelles où se meut notre organisation
consistoriale se trouvera élucidé. Et les sacrifices d'argent
qu'on ne peut demander aux profanes que sont actuellement tant de membres
de la Communauté, on les obtiendra facilement de tous ceux qui,
en grand nombre, auront été intéressés aux
œuvres qui réclament leur concours pécuniaire.
La question budgétaire ne sera plus abandonnée
aux hasards des événements. Grâce à des ressources
devenues régulières, à des revenus sur lesquels on
pourra tabler, les exercices financiers auront unes assiette assurée.
Et tant de réformes, d'améliorations, de développements
dans les différents services, ajournés faute de moyens, pourront
être accomplis pour le plus grand bien des institutions religieuses
qui, suffisamment dotées, seront à même de produire
tous les bienfaits qu'on en attend.
Il serait à souhaiter qu'on profitât
de l'occasion pour ouvrir les rangs des diverses administrations à
l'élément jeune de notre Communauté. Actuellement,
ce sont des hommes mûrs qu'on appelle à siéger dans
les différents conseils qui s'occupent des intérêts
religieux ou charitables de la Communauté. On se défie un
peu des jeunes gens, de leur inexpérience et, plus encore, de leur
enthousiasme, d'une ardeur qui dépasse quelquefois le but.
Cette catégorie de coreligionnaires - nous
parlons des hommes entre vingt-cinq et trente-cinq ans - tenue ainsi éloignée
des administrations religieuses, c'est une précieuse force perdue
pour notre culte qui n'est pas tellement riche en personnes de bonne volonté
pour la dédaigner. Il y a là une réserve d'initiatives,
de dévouements qu'on laisse s'user dans l'inaction, alors qu'elle
trouverait si heureusement à s'employer, sans compter que ces jeunes
n'ayant pas fait leur apprentissage sont, devenus plus âgés,
de médiocres recrues pour nos administrations où ils arrivent
à l'ancienneté sans connaître un mot des questions
qu'ils auront à résoudre.
Mais en dehors de cette considération particulière,
d'ordre intérieur, il y en a une autre, d'ordre général,
qui commande de s'appuyer sur la jeunesse, de faire appel à son
concours généreux, à son activité dans cette
œuvre de réorganisation du Judaïsme . C'est un moyen - et nous
n'en avons pas tant à notre disposition - grâce auquel nous
pourrons retenir dans les rangs de la Communauté ces jeunes qui
nous échappent, par suite de l'action si désastreuse exercée
sur leur intelligence par les doctrines à la mode.
Que ce soit l'amour-propre, la vanité ou
la satisfaction de voir leurs services utilisés qui, à défaut
de mobiles plus élevés, leur fassent accepter des fonctions
dans la Communauté, les liens qui les unissent à elle, et
qui étaient prêts à se briser, se trouveront resserrés
et leur attachement au culte, ainsi que celui de leur famille, en retirera
une force nouvelle.
Or, avoir les jeunes avec soi dans l'œuvre de réfection
du judaÏsme et d'entretien des œuvres qui le vivifient, c'est l'avenir
religieux d'Israël assuré, c'est le maintien de la chaîne
des traditions, c'est la continuité de ses efforts, c'est la permanence
de son action nécessaire dans le travail religieux de l'humanité
!
C'est pourquoi tous ceux qui ont quelque souci de
ses destinées doivent souhaiter que la jeunesse soit sollicitée
d'y collaborer activement et de leur apporter lers trésors bouillants
de cette généreuse ardeur dont le Judaïsme, édulcoré
et adultéré de notre temps, a si grand besoin pour reprendre
vie et courage, pour galvaniser ses énergies latentes et jouer un
rôle actif dans la société.
H. Prague