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Sénat
Session extraordinaire de 1905

13 novembre 1905
Suite de la 1ère délibération sur le  projet de loi,
adopté par la Chambre des députés,
concernant la séparation des Églises et de l'État
(3° journée, réduite et annotée)







M. Monis: (Après avoir commencé un historique des relations en France de l’Église et de l’État en arrive au serment de fidélité imposé au membres du clergé par le Concordat)
     Voici ce serment :
     « je jure et promets à Dieu, sur les saints évangiles, de garder obéissance et fidélité au gouvernement établi par la Constitution de la République française. Je promets aussi de n’avoir aucune intelligence, de n’assister à aucun conseil, de n’entretenir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique ; et si, dans mon diocèse ou ailleurs, j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de l’État, je le ferai savoir au Gouvernement. » (Exclamations et rires sur plusieurs bancs.)

Un sénateur à gauche : C’était des délégués !

M. Le Provost de Launay : ne rappelez pas cela ; ce n’est pas une gloire ! (Mouvements divers.- Bruit à droite.)
...
M. Monis : (Après avoir cité des exemples de l’application de ce serment) je serais curieux de savoir comment on pourrait justifier un pareil abaissement de la religion ! Je serais curieux de savoir qui de vous viendrait légitimer l’emploi du pouvoir politique pour obtenir de pareils résultats ! je dis que cette conception est véritablement monstrueuse, qu’elle est une honte pour le temps qui nous a précédé.  (Très bien ! très bien ! à gauche. - Murmures à droite.)
...
     J’ai dit, ..., que le Concordat était un pacte d’oppression des consciences. Je crois que j’ai justifié cette première partie de mon affirmation. (Nouvelles marques d’approbation à gauche.)
     Il me reste à en justifier une autre. Vous avez dit que c’était un pacte d’apaisement. La trouvez-vous, la paix, dans cet abaissement sous la violence ? Mais vous allez voir en effet la violence éclater plus librement.
     L’empereur n’est pas seulement empereur des Français, il est roi de Rome ; le pape n’est pas autre chose que son vassal dans cette conception, et lorsqu’il imagine le blocus continental contre l’Angleterre, il a la prétention d’entraîner son vassal dans sa lutte. Le pape refuse et c’est ici que commence sa résistance à Napoléon 1er.......
     Ce vieillard qui est au Vatican n’est pas de force à tenir tête au héros qui commande l’Europe et la bouleverse ; il se borne simplement à refuser l’institution de ses évêques, et un à un, on arrive à trouver jusqu’à vingt-cinq sièges qui ne sont pas pourvus de titulaires malgré les nominations impériales.
     C’est alors que les choses se gâtent : l’empereur, lui, ne connaît pour se défendre que le vieux moyen dont usaient les rois .... L’empereur,..., fait entrer les troupes dans Rome ;....
     C’est alors que le pape excommunie l’empereur: .... et du même coup l’empereur fait arrêter le pape qui devient son prisonnier. Voilà pour l’apaisement, voilà pour la paix ... voilà pour la tranquillité, voilà l’instrument qui peut nous donner une paix avec l’Église, qui a donné la paix aux deux partie contractantes.
     Le contrat est pourtant tout neuf ; ........
....
     L’étranger nous ramène un gouvernement plus cher à l’Église. Que va-t-elle faire ?
 de même que Napoléon a demandé un concordat nouveau en 1813, de même l’Église, sûre de l’assentiment de la royauté, demande à son tour un pacte nouveau , et le concordat de 1817 est proposé aux Chambres. C’est un retour au concordat de 1516. Mais c’est en même temps le maintien de tous les sièges supprimés par le concordat de 1802.
     Ce concordat n’a jamais pu être présenté à la Chambre des pairs. Il a paru un tel retour vers le passé que le législateur n’a pas voulu en prendre la responsabilité.
     Mais déjà, nous sommes arrivés au résultat que voici : le Concordat de 1801, répudié par l’empereur, répudié par le pape.
     Je me demande par quelle vertu ce Concordat, qui est répudié à la foi par les deux partie contractantes ..., est devenu ... l’unique objet de vos revendications, et comment vous pouvez vouloir de cette chose odieuse et déjà morte pour en faire le palladium des libertés de l’Église.
     Messieurs, c’est bien facile à comprendre. En 1830, et de l’excès même du mal causé par l’intervention de l’Église dans les choses de notre politique, est sortie une réaction gallicane assez violente, mais aussi sorti une conception du christianisme bien intéressante.
     En 1830, trois hommes qui s’appelaient Lamennais, Lacordaire, Montalembert, pour la première fois, proposèrent à l’Église cette séparation de l’Église et de l’État, que nous allons faire. Ils la proposaient au nom de la liberté ; ils sentaient à merveille que le prêtre-fonctionnaire était une conception répugnant à une conscience catholique véritablement indépendante ; ils sentaient profondément l’abus qu’un pouvoir sans scrupule pouvait faire de la subordination fonctionnariste du prêtre (Vive approbation à gauche.) ...
     Lamennais était venu à sa conception de la séparation ...   par la contemplation de la malheureuse Irlande
....
     L’Angleterre avait offert de prendre à sa charge le payement du salaire des prêtres de l’Irlande ; O’Connel, entendu dans le comité de la Chambre des communes, donnait des raisons et expliquait pourquoi les prêtres de l’Irlande refusaient ce présent. Ils préféraient -...- la pauvreté et l’indépendance à l’asservissement ;... Et avec ses vues prophétique, Lamennais disait : il viendra un jour, ... , où le budget des cultes disparaîtra. Ce jour-là vous surprendra peut-être désarmés et sans précautions. ...
...
     Nous avons vu sous l’empire le défi du Syllabus jeté par le pape à toute la civilisation moderne. La publication du Syllabus fut suivie de faits encore plus graves . .... nous avons vu, ...,  l’Église organiser le concile de 1869 qui devait consacrer l’omnipotence du pape.
    .... Après avoir montré que tout le droit concordataire disparaissait dans l’acte de Rome, il [Émile Ollivier à la tribune du corps législatif] dit :  « Messieurs, je ne connais pas depuis 1780 d’événement aussi considérable : c’est la séparation de l’Église et de l’État opérée par le pape lui même. » (Très bien ! à gauche)
     Et il ajoute : « Sans doute, je sais que Rome veut bien se séparer de l’État, mais qu’elle ne veut pas que l’État se sépare d’elle. Je connais sa prétention de considérer comme non avenue toute la partie du contrat qui pèse sur elle, qui la gène, et de maintenir comme existante la fraction qui gène l’État et pèse sur lui. »
     La conclusion du discours tout entier était un appel à la vigilance du ministre des cultes.
...
     Et maintenant regarderais-je la politique religieuse sous la République ? Avec une habileté très grande , l’éloquent M. Gourju n’a fait commencer son étude qu’après le 16 Mai. Il avait bien raison ! Le 16 Mai n’a-t-il pas été l’oeuvre de l’Église ? (Très bien ! très bien ! à gauche.) ne porte-t-il pas, dans le peuple et dans l’histoire, le titre de gouvernement des curés ? (Applaudissements à gauche.- Rumeurs à droite)  J’entendais l’honorable M. Charles Dupuy dire : Prenez garde ! ce parti de l’Église, ce parti menaçant qui réunira toutes les forces contre la république, ce parti qui n’a jamais pu se former, il va se former au lendemain du vote de la séparation, mais ce parti, je l’ai déjà vu se former ou plutôt j’ai vu la forme exacte qu’il prend. Quand je suis entré dans la politique, il y a vingt années, j’ai vu un éloquent appel de M. de Mun, qui ne demandait rien moins que la formation de ce parti catholique, « dans le but, disait-il, d’unir dans une pensée supérieure de défense religieuse les partis monarchistes, les partis impérialistes, et même, si possible, des fractions de républicains modérés » Il avait adressé son appel au vicomte de Bélisal, le 1er novembre 1885, en lui demandant de fonder ce parti catholique avec lui.
     Celui qui répondit fut M. Cazenove de Pradines, qui lui dit : « Le parti catholique que vous proposez de fonder, il est fondé, c’est la parti royaliste.
     « L’important était de précipiter la chute de la République et le retour de la monarchie. »
     Cette réponse fut sans doute considérée comme suffisante, car les journaux religieux nous apportaient, le 9 novembre 1885, la courte lettre de M. de Mun, ainsi conçue :
     « Monsieur le rédacteur en chef, afin de ne pas soulever une division entre les catholiques, je renonce à donner suite au projet d’organisation que j’avais annoncé par ma lettre au vicomte de Belizal. - A. de Mun »
(C’est une attitude qui lui valu une grande considération de la part des ses adversaires politiques)
     Le parti catholique n’était pas à former, il était fondé : c’était le parti royaliste, et nous avons compté avec lui depuis trente ans.
    .... Mais y a-t-il eu une seule entreprise tenté dans ce pays contre la République où l’Église n’ait pris sa part ? Y a-t-il eu un seul aventurier quelconque, si méprisable fut-il, qui n’ai eu le secours et le concours des forces de l’Église ? (Très bien ! très bien ! à gauche.)  ...
...
     Nous voilà donc, à la suite de ces cent ans de lutte avec tous les gouvernements, en face de la seule solution qui soit digne du pays, digne de l’Église, digne de la République. (Très bien ! à gauche.)
     C’est un pacte de liberté
(Et il démontrera que le Concordat ne sert à rien)
...
    On a rapporté ici des professions de foi. Il y en a qui ont parlé au nom de leur catholicité ; d’autres - ils deviennent peu nombreux dans les temps que nous traversons - n’ont invoqué que les convictions philosophiques et spiritualistes qui se promènent sous les ombrages du Luxembourg. (Sourires) (L es jardins du Luxembourg à Paris, jouxtent et appartiennent au Sénat) Je ne suis pas de ceux là. Je suis de ceux qui ont la modestie de n’apporter à cette tribune aucune croyance, aucune opinion religieuse personnelle.... J’apporte seulement ici une religion qui m’est chère, celle de la République française. (Très bien ! très bien ! - Applaudissements à gauche.) C’est ma foi, et c’est au nom de cette foi que je vous parle : c’est en son nom que je vous dis : je ne veux pas de guerre contre les religions, parce que la guerre contre les religions est une chose injuste et profondément  impolitique.
     La religion est un besoin profond de l’homme. ... que gagnerions-nous à engager une guerre contre la religion ? Une religion ne meurt jamais ; elle se transforme ; attendons sa transformation de l’oeuvre du temps. En la violentant, on l’avive comme la flamme du foyer..
...
     Ce que j’aurais voulu, c’était une législation complètement libérale. La liberté ne se mesure pas, elle se donne tout entière.
...
     Le lendemain de cette législation, j'aurais dit : par l’effet des temps nouveaux, la pensée religieuse perd son caractère spécifique, en quelque sorte. Nous ne la redoutons pas plus que nous ne redoutions la pensée politique, par exemple, et lorsque, du même coup, le pacte disparaît, je vous laisse la jouissance de toute les libertés qui sont de droit commun. J’aurais dit : Quand vous voudrez parler et écrire, vous avez la liberté de la presse. Parlez et écrivez religion et servez-vous de cette liberté. J’aurais dit : Quand vous voudrez vous réunir, vous avez la liberté de réunion. Quand vous voudrez vous associer, vous avez la loi commune sur les associations. (Bruit à droite.) Servez-vous du droit commun.
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     L’Église n’a qu’à faire ce qu’à fait l’Irlande. L’Irlande a renoncé au traitement des évêques et des curés, et cependant la situation de son église est belle. et de si beaux résultats sont obtenus par un mécanisme très simple. Que n’en faites-vous autant ? ...
     ...et je résume tout mon système avec l’Église dans cette formule ... je dois à l’Église le liberté, toute la liberté, rien que la liberté.
....
M. de Las Cases : ... M. Monis vous a parlé des luttes de Napoléon 1er avec  la papauté, sans se douter que le Concordat avait pour but de régler des rapports spirituels et non des temporels .... et que, peut-être, le plus bel éloge qu’on puisse faire du Concordat c’est de dire que, pendant que la papauté et le premier empire se combattaient avec tant d’acharnement au point de vue politique, grâce au Concordat, la liberté de conscience des catholiques français est resté entière et la liberté du culte, au moment moment même où le pape était à Fontainebleau, n’a subi aucune éclipse ni aucune atteinte. (Applaudissements à droite.)
...
     La distinction du spirituel et du temporel ? Mais loin d’en être les adversaires, nous en sommes, au contraire, les apôtres, et cela tient justement à l’idée que nous nous faisons du devoir et de la mission de l’État !
    l’État, certes, a une grand et noble mission ; mais, si grande et si noble qu’elle soit, elle n’est pas illimitée, elle a des bornes.
     l’État est un organe de protection et de défense. l’État a pour mandat d’établir la paix publique à l’intérieur par de bonnes lois, par une bonne administration à l’extérieur, par l’habileté de sa diplomatie et la force de ses armées.
     Toutes les fois que l’État nous demande un sacrifice conforme à sa mission, nous devons le lui faire sans hésiter. Nous lui donnons notre argent puisqu’il en besoin pour son administration ; nous lui donnons notre temps, et s’il a besoin de nos bras, de nos poitrines, de nos vies, nous sommes prêts à les lui fournir pour la défense du pays. ...
     Voilà le rôle de l’État. S’il exige d’avantage, s’il veut peser sur notre pensée, l’opprimer, immédiatement nous crions à la tyrannie. l’État n’a pas besoin, ..., pour remplir sa mission, de savoir si nous sommes catholiques ou protestants, déistes ou athées, croyant ou incrédules ; dès lors, toutes les fois que l’État, sortant du domaine temporel qui lui appartient tout entier, veut agir sur le domaine spirituel, nous sommes ses adversaires.
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     Nous sommes tous, à l’heure actuelle, angoissés en voyant les différences de situation sur la terre : les uns possèdent beaucoup, les autres qui ne possèdent pas assez. Nous nous demandons comment faire régner dans ce monde un peu d’égalité et de justice sociale.
     De cette angoisse ne nous plaignons pas, elle sera l’honneur de notre siècle. (Et depuis un siècle, les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres ... Karl Marx ne s'était malheureusement pas trompé dans sa prédiction ...)
     Le collectivisme nous apporte une solution ; mais il suffit de la regarder pour être convaincu que si la liberté y sombrera, rien ne prouve que le bien-être matériel promis en sera la suffisante rançon. Il nous apporte une solution, mais cette solution, il veut l’implanter par la haine, par la haine qui détruit, par la haine qui tue. (Très bien ! à droite)
     Le catholicisme, lui s’adresse à l’amour, à l’amour qui est jeune et vivant, à l’amour qui rend facile tous les sacrifices.
     Il dit aux malheureux : Respecte les droits légitimes. Et il dit aux riche, avec saint Jean Chrysostome : « Tu n’est que l’intendant du pauvre », ou il lui montre, avec la parabole de Lazare, ce qui attend le mauvais riche ne remplissant pas son rôle social dans le monde.
...
     Messieurs, pas d’avantage je ne suis attaché d’une façon infrangible au budget des cultes.
     Les catholiques ont pendant vingt-cinq ans pour la défense de leurs écoles prouvé ce que pouvait leur générosité.
     Ils sauront l’élever à la hauteur des besoins nouveaux. ...
...
     Pourquoi donc suis-je partisan du Concordat ? .... La politique n’est pas la science de l’abstraction et l’idéologie, c’est la science de la réalité, c’est la science des faits. ... [pour l’État] il n’y a que deux solutions possible en face de la religion catholique : ou la lutte entre l’Église et l’État ou au contraire un concordat entre l’Église et l’État. (Très bien ! à droite.)
     On a proposé, ..., une troisième solution, l’État ignorant l’Église.
     Mais l’État ignorant l’Église, c’est impossible ! M. de Mun a fait la démonstration de cette cette impossibilité ......
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     Le concordat n’a été dénoncé ni par la monarchie de Juillet à ses débuts, époque où elle était - rappelez-vous le sac de l’archevêché - singulièrement anticléricale  ( C‘est la monarchie qui a fait ce sac ; ou qui l'a organisé ?) ; ni par la République de 1848, ni par le gouvernement impérial, même lors des affaires du pouvoir temporel ; et depuis 1870 tous les ministères qui se sont succédé au pouvoirs ont été concordataires : MM. Thiers, Jules Simon, Paul Bert, Gambetta, Jules ferry, Gobelet, ...
...
     Ils défendaient le Concordat parcequ’ils étaient des hommes d’État et qu’à ce titre, ayant à faire un régime des cultes, le meilleur leur paraissait le régime concordataire. (Très bien ! très bien ! à droite.)
     Quels sont donc, ..., les avantages que nous accorde le Concordat ? Il y a ... un avantage diplomatique. Le Concordat est un traité d’alliance avec la papauté. ... Elle n’est qu’une puissance et qu’une force morale, mais elle est une grande puissance et une grande force morale.
...
     Tous les hommes politiques, tous les chefs d’État entretiennent aujourd’hui des rapports avec la papauté ... Serions nous la seule nation au monde pour qui ces rapports n’auraient pas d’importance et d’intérêt ? ....
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     On vous disait que tout s’était bien passé sous la  séparation de l’an III. Mais, monsieur le rapporteur, lisez donc l’histoire, lisez les mémoires du temps, lisez les rapports des préfets. Ils vous édifieront. Ils vous apprendront ce qu’a été la séparation de l’an III et par là vous montreront ce que sera la vôtre.
.....
 Voilà où vous irez demain, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas.
...
 

SUITE
 

©Maurice Gelbard
9, chemin du clos d'Artois
91490 Oncy sur École
ISBN 2 - 9505795 -3 - 1