Extrait des pages 214 à 220
 - volume 1, Ma jeunesse orgueilleuse, 1863-1909 -
des MÉMOIRES de Joseph Caillaux
Éditions PLON - 1942
(Texte vraisemblablement écrit avant 1930)

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    Waldeck-Rousseau mourait. en août 1904. En janvier 1905 le ministère Combes démissionnait. L'affaire des fiches dont j'ai parlé était l'occasion plus que la cause de sa chute. Le gouvernement de 1902 était emporté par les événements. Ils l'acculaient à la séparation des Églises et de l'État que M. Combes n'était pas en situation de réaliser.

    Des difficultés avec la Curie romaine, qui avait élevé la prétention arrogante de déposer de sa propre autorité des évêques français, qui avait par ailleurs formulé une protestation inadmissible contre un voyage du président de la République à Rome, essentiel pour notre politique extérieure, avaient amené la rupture des liens diplomatiques entre la France et le Vatican. Les anticléricaux fougueux s'autorisèrent de l'incident pour réclamer la séparation des Églises et de l'État.

    Ils trouvèrent le concours empressé des socialistes. Empressement assez inattendu, le parti socialiste ayant toujours affecté quelque détachement à l'égard des questions cléricales. Empressement qui m'était expliqué par un des nouveaux chefs de l'extrême gauche, que je fréquentai amicalement dès qu'il fut entré au Parlement en 1902. Aristide Briand me disait dans les couloirs: « Mais certainement nous sommes partisans et partisans résolus de la séparation. Qu'est-ce que vous voulez? Quand nous parlons réformes sociales on nous objecte un peu partout qu'il y a encore des réformes politiques à faire dont la principale est précisément celle-là. Il nous faut donc épuiser le programme politique du radicalisme pour être à même d'imposer l'examen de nos conceptions. " Briand ne se souviendrait sans doute plus de ce bout de conversation. Il est sujet à des défaillances de mémoire. Cette infirmité m'est épargnée. Mon interlocuteur ne faisait au surplus - je le déclare tout de suite - que traduire la pensée dominante du parti auquel il appartenait alors. Les grands hommes du socialisme ont toujours poursuivi, poursuivront toujours un rêve: absorber le radicalisme. Ils se figurent qu'il leur sera possible d'incorporer la majorité des troupes radicales le jour où ils pourront représenter à celles-ci que les réformes que le radicalisme leur a promises sont accomplies. Ils entrevoient deux grands partis: les conservateurs accrus des modérés et d'une fraction des radicaux -les socialistes enrégimentant tous autres. J'ai observé bien des fois que le radicalisme n'était pas un parti, mais un état d'esprit: l'état d'esprit de la petite bourgeoisie, de la majorité des ruraux. Il se peut que dans l'avenir il change de nom - dans le passé il s'est bien appelé le libéralisme, l'opportunisme, etc... Il n'est pas impossible qu'il emprunte au socialisme sa dénomination à une condition: c'est que ce dernier, se dépouillant; de sa substance, renonce au collectivisme, au marxisme ou, tout au moins, relègue ces utopies parmi les vieilles lunes. Seulement, alors, ce sera le radicalisme qui aura absorbé le socialisme. Les ambitions des socialistes faisaient donc sourire les hommes de gauche avertis. Elles ne détournèrent personne parmi les radicaux ou parmi les républicains de gauche avancés d'une réforme qu'après réflexion la plus grande  partie d'entre eux jugea non seulement désirable mais inévitable. Il leur parut - il nous parut - que là politique combiste avait surexcité, aigri les esprits à ce point que le mariage de raison entre l'Église et l'État organisé par le Concordat pouvait difficilement subsister. Nous nous trouvâmes ainsi disposés à souscrire à un acte de divorce pourvu que les conditions de la rupture fussent acceptables aussi bien pour l'Église que pour l'État.

    Nos voisins du centre nous objectèrent en vain l'opinion de Waldeck-Rousseau. Nous savions l'hostilité de l'homme d'État. Nous la tenions pour toute naturelle, puisque la politique waldeckiste ayant pour objet de placer les congrégations autorisées ou tolérées sous la coupe des pouvoirs publics, aboutissait en fait à agréger les réguliers aux séculiers, à juxtaposer une sorte de concordat de fait au concordat officiel.

    Mais, nous savions aussi que M. Combes avait, par ses bousculades, déterminé une situation, très différente de celle qu'envisageait Waldeck et qu'il fallait s'y plier. La seule chose qui eût pu nous surprendre c'est que le président du Conseil de 1902 restait réfractaire, aussi réfractaire que ses prédécesseurs, à la séparation. Cependant. il n'était pas besoin de longtemps réfléchir pour apercevoir que, quand on est gallican, quand on est « Église de France », on est forcément concordataire. Quels que fussent ses sentiments intimes, le « petit père» fut contraint de céder au flot qu'il avait déchaîné... sans s'en douter. Après bien des hésitations dont portèrent témoignage ses entretiens avec ses chefs de service, il dut se résigner à déposer un projet de séparation. Seulement sa mentalité générale lui interdisait de concevoir l'Église libre dans l'État libre. Les textes qu'il mit sur pied furent si pauvres, si mesquins, si soupçonneux, que la Commission, nommée par la Chambre dès le début la législature pour examiner des propositions d'initiative parlementaire ayant le même objet, ne put faire autrement que de réserver au projet gouvernemental l'honneur la corbeille à papiers. Elle bâtit elle-même la loi qui fut votée après la chute du ministère Combes sous la présidence de Rouvier.

Rouvier prit, en effet, le gouvernement en janvier 1905. Avec son courage ordinaire il proclama tout de suite son intention de rompre avec quelques-unes des pratiques de prédécesseur, avec les fiches du ministère de la Guerre,  l'institution bizarre des délégués ( Les délégués dont je crois qu'on a beaucoup exagéré le rôle et le nombre, étaient des citoyens sans mandat d'aucune sorte imaginés sous le ministère Combes et chargés, dans les communes administrées par les adversaires du gouvernement, d'informer les autorités administratives qui les choisissaient. En résumé, des "observateurs de l'esprit public ...".). « Je fais, annonça-t-il à la tribune, un gouvernement de plein air... » .Et dans les couloirs, commentant ses déclarations. « J'ai ouvert les fenêtres, » me dit-il.
    Il le fallait. Si les fenêtres étaient restées fermées, la loi de séparation n'eût pas abouti ou elle se serait exprimée en un acte législatif à ce point imprégné de passion qu'il été d'une application impossible. La chute de M. Combes transforma l'atmosphère. Le projet fut ardemment débattu doute mais en plein calme. Il n'est que juste d'ajouter la Commission parlementaire fit un grand effort de libéralisme. Son rapporteur M. Briand, qui porta la loi à bras tendu, fut constamment attentif à ménager les susceptibilités des croyants. En même temps il témoigna au cours de la discussion, dans la défense des textes, d'une habileté, souplesse, d'une éloquence qui lui valurent l'admiration de l'Assemblée toute entière. Au fur et à mesure que bats se déroulaient, on sentait que les dernières élections avaient amené au Parlement un homme politique hors de pair. « Oh ! mais, qu'est-ce qu'on fera de Briand? » me disait. un député de la droite, qui s'était accidentellement assis à mes côtés et qui venait d'applaudir avec moi une prestigieuse intervention du rapporteur. « Un ministre, cela va de soi, » répondis-je. - « Bien plus que cela, » répliqua mon collègue. Il avait raison.

    La loi issue des délibérations de la Chambre et qui fut votée sans modification par le Sénat n'était cependant pas parfaite. Briand, qui a appris le gouvernement depuis 1905, serait, j'en suis convaincu, d'accord avec moi pour relever une lacune au dommage de l'État, une erreur au détriment des ministres du Culte.
    Jamais je n'admettrai que l'État n'ait pas un droit de regard sur la désignation des archevêques et des évêques. Il ne saurait s'agir bien entendu de conserver ou de restituer à des ministres la faculté de choisir parmi les candidats à l'épiscopat. Ils n'ont rien à voir en la matière du moment où le lien entre l'Église et l'État est rompu. Mais il devrait leur appartenir de donner ou de refuser, selon ce qui se passe dans la plupart des pays catholiques qui ont dénoncé le Concordat, ce qu'on appelle en dehors de nos frontières l'exequatur, c'est-à-dire l'homologation des nominations ordonnée par le pouvoir clérical. Aujourd'hui que les relations diplomatiques sont rétablies avec le Vatican, j'imagine qu'on s'oriente vers un accommodement dans le genre d'un exequatur qui ne sera probablement pas traduit par un texte de loi - je le regretterai - mais dont j'espère qu'il vaudra.
L'erreur commise au détriment des ministres du Culte et de l'Église est plus difficilement réparable. Pour tout dire en deux mots, les Chambres de 1905, ont liardé. Il fallait se montrer généreux vis-à-vis des prêtres en fonctions. On ne leur a donné que de maigres pensions quand ils avaient plus de vingt ans de service, rien qu'une allocation temporaire lorsqu'ils n'avaient pas rempli pendant ce laps de temps des fonctions rétribuées par l'État. Le geste était mesquin. D'autant qu'on supprimait les fabriques instituées par Napoléon 1er auprès de chaque paroisse, sorte de corps intermédiaires entre les établissements publics et les groupements libres. On remplaçait ces organismes par des associations cultuelles auxquelles on refusait ce qui appartenait aux fabriques: le droit de recevoir, sous réserve de l'approbation administrative, des dons et des legs. En vain demandais-je le maintien des fabriques, en vain fis-je valoir que, à tout le moins, les associations cultuelles devaient être habilitées à bénéficier de legs pour l'entretien de l'Église et la subsistance du ministre du Culte. Les amendements que je présentai en ce sens avec plusieurs de mes collègues furent combattus par le rapporteur, repoussés par la Chambre. Je reste persuadé que ce fut une faute. Si on avait permis aux catholiques d'assurer, sous le contrôle de l'État bien entendu, la pitance des curés, beaucoup de difficultés eussent été évitées.

    Mais on était féru des associations cultuelles. On ne se rendait pas compte que l'on inquiéterait les hautes sphères ecclésiastiques qui imagineraient que le but du législateur était de faire régenter les paroisses par des associations où les incroyants pourraient être en majorité. Quelques frivoles qu'elles fussent, ces craintes prévalurent en haut lieu. Rome interdit au clergé français de se soumettre à la loi. Des conséquences de cette décision prise par la Papauté en 1906 il sera parlé dans le chapitre suivant.
En attendant, le clergé, atteint dans sa situation matérielle, se rebella contre le nouveau statut. Il prit prétexte de la formalité on ne peut plus judicieuse des inventaires, inscrite dans la loi avec l'approbation de tous les partis dans le dessein d'empêcher la dilapidation des objets d'art qui renfermaient les édifices du Culte, pour entraîner les fidèles à la révolte. Heureusement le parti clérical avait mal choisi son terrain de bataille. Il indisposa les gens raisonnables.
    Il ne s'en rendit pas compte. Se repaissant, comme toujours, d'illusions, croyant que la France désavouerait les auteurs de la Séparation, il se jeta dans la bataille électorale de 1906 tout bouillant d'espérances. Le pays se cabra. Redoutant le  "gouvernement des curés "  il répondit à la campagne de droite en balayant partout, sauf dans l'Ouest et dans quelques coins du Nord et de l'Est, les conservateurs et les modérés qui avaient fait cause commune avec les réacteurs.
    Les élections de 1906 furent très à gauche.
    Rien d'autre à dire - j'exclus à mon habitude les détails - sur la politique intérieure du cabinet Rouvier qui fut de placidité ! J'en viens aux graves incidents de politique extérieure qui survinrent en 1905. L'opinion, captivée par les luttes religieuses, y fut sinon indifférente, du moins peu attentive. Elle n'en réalisa l'importance, ce qui ne laissa pas de présenter des avantages, que lorsque la tourmente était déjà passée.
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Page 259 à 261 :
    Le ministère était à peine formé qu'il se trouvait aux prises avec une terrible difficulté : Rome interdisait au clergé d'accepter la loi de séparation. Que faire? Les églises seront-elles fermées comme le souhaitaient les énergumènes de gauche et de droite? On se le demandait. On se demandait si les choses ne tourneraient pas très mal. Un de mes compatriotes, Mgr Dubois, alors évêque de Verdun, depuis
 cardinal-archevêque de Paris, indiquait les appréhensions  que. nourrissaient les catholiques de raison dans une lettre qu'il m'adressait le 28 décembre 1906 et que Je livre d'autant tant plus volontiers qu'elle est tout à l'honneur de l'éminent prélat qui l'a écrite.

 Personnelle.
                                                                                    Verdun, 28 décembre 1906.

                            « Monsieur le ministre,

    « C'est à titre absolument personnel et nullement comme évêque que je me permets de vous soumettre quelques pensées sur les événements présents.
    « Je ne vous dirai pas, monsieur le ministre, que mes séminaires sont fermés, que j'ai dû quitter l'évêché avant  l'expiration des huit jours qu'on m'avait accordés; je  veux simplement vous dire que le nouveau projet de loi, pour plus accommodant qu'il paraisse sur quelques points, aggrave sur d'autres et complique encore la loi précédente,
    « J'ai la très vive crainte qu'après les escarmouches d'hier, ce soit demain la guerre religieuse. Le pays tout entier en souffrira. Ce serait la désaffection de la République, la division entre Français qui s'accentueront.
    « De grâce, monsieur le ministre, évitez à la France, tous ces maux.
    « Obtenez qu'on donne aux catholiques le minimum de libertés qui leur sont nécessaires.
    « L'état des esprits est tout autre aujourd'hui qu'il n'était il y a six mois. Il est plus difficile de faire appel au calme et à la charité, car les plus indifférents s'étonnent qu'on en soit venu déjà où nous en sommes.
    « Il en eût été autrement, je pense, si dans la confection d'une loi atteignant trente millions et plus de catholiques on avait entendu leurs chefs. A plusieurs reprises M. Dumay m'a exprimé ses regrets et ses inquiétudes au sujet de cette loi de Séparation.
    « Laissez-moi vous prier, monsieur le ministre, d'user de votre influence pour éviter à notre pays la guerre religieuse. Je suis épouvanté de ce que je vois. A titre de compatriote ayant bénéficié de votre bienveillance, j'ai voulu libérer mon âme en vous confiant mes craintes et mes voux.
    "Daignez agréer, monsieur le ministre, avec mes excuses, l'assurance de ma respectueuse considération.

                                                            Louis DUBOIS.
                                                            Évêque de Verdun."

Heureusement, Briand, qui avait, bien entendu, conservé dans le cabinet Clemenceau le portefeuille des Cultes, se tira au mieux de cette situation périlleuse. Il témoigna d'une extraordinaire dextérité politique. Entassant loi de fortune sur loi de fortune, sans se décourager jamais, il parvint, quelque paradoxal que cela puisse paraître, à organiser législativement la tolérance de l'illégalité (comparer les modifications faites en 1908 entre le texte voté en 1905 et celui en vigueur actuellement ).Vivement attaqué - cela va de soi - par l'extrême droite, il ne fut pas ménagé par les forcenés de l'anticléricalisme. Clemenceau, qui se sentait très près de ceux-ci, voyait d'un mauvais oil, sans oser le dire, les solutions de tranquillité que son collègue s'efforçait de faire prévaloir. Il saisit une occasion de le montrer et de loger du même coup une écharde dans la chair de son collaborateur qu'il regardait avec méfiance. Un député socialiste ayant avancé qu'on était en pleine incohérence législative le président ramassa joyeusement l'expression. " M. Allard a parfaitement raison, dit-il. Nous sommes en pleine incohérence. J'y suis, j'y reste."
     Effet de stupeur ! Briand sort de la salle des séances. Va-t-il démissionner ? Les choses s'arrangent tant bien que mal ... 

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